Maritza

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri GALLEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Non loin des bords de la mer Adriatique, entre la Dalmatie et le Monténégro, il est un petit État qui a le privilège d’attirer particulièrement les regards de l’Europe en ce moment ; – c’est l’Herzégovine, habitée par les Serbes, braves, hospitaliers et surtout jaloux de leur indépendance.

Les caractères communs aux peuples de la grande famille slave sont les mœurs agricoles et pastorales ; le génie de la musique et de la poésie, favorisé par des langues riches et harmonieuses, propres à exprimer les nuances les plus diverses de la pensée ; la propension à l’enthousiasme et à un mysticisme tourné vers les idées patriotiques, l’esprit de fraternité pour l’homme de même origine, et l’habitude de se donner volontiers, en se tutoyant de prime abord, les noms de la plus intime parenté.

Tributaire de l’empire ottoman, l’Herzégovine n’a jamais été soumise que nominativement à la Turquie. Remarquable par ses vastes forêts, ce pays abonde en pâturages où l’on nourrit de nombreux troupeaux de moutons dont la laine est renommée, et des chevaux d’une belle race, comme on en peut juger par les spécimens de notre gravure.

De Mostar à Trebinje, – villes rivales de l’Herzégovine, – la première possédant un évêque du rite grec, la seconde, siège d’un évêché catholique, il n’est pas de cabane où le voyageur, en franchissant le seuil, n’aperçoive l’image si douce et si triste à la fois de celle que l’habile pinceau de l’artiste a représentée menant des chevaux à l’abreuvoir.

C’est que Maritza, la petite fille inspirée du vieux barde Irvanovic, est comme lui populaire sur tous les points de l’Herzégovine ; – c’est que, nulle comme elle ne sait redire à l’écho du Balkan ces chants où respire le sentiment religieux, l’amour de l’indépendance et la haine invétérée de la domination musulmane.

Le soir est venu, les bruits s’éteignent au loin dans la campagne, Maritza porte ses regards mélancoliques au firmament, et, d’une voix plaintive et pénétrante, elle se plaît à confier à l’étoile des nuits quelque touchante élégie échappée de son âme, ou les vers que sa piété filiale emprunte aux inspirations de son aïeul, le vieux barde Irvanovic. Écoutez !

« L’aurore brille pour tout l’univers ; au pied du Balkan seul ne brille point l’aurore, cet ineffable sourire de l’Éternel !

« Au pied du Balkan, il est un lac profond qui s’appelle le lac d’Amertume !... Eh ! quel autre nom pourrait convenir au réservoir où s’amassent toutes les larmes qu’en secret fait couler la servitude ?

« Asservissement des âmes, basse et honteuse servitude, quand donc finiras-tu ? – Quand donc se lèvera pour les chrétiens de l’Herzégovine et nos frères de la Bosnie le soleil de l’indépendance ?

« Le jour de la justice et de la vérité propage sa bienfaisante lumière aux bornes les plus reculées du globe ; – le bouclier d’un droit sacré, l’égide de l’humanité protège la race des noirs enfants de l’Afrique, ils sont émancipés, ils sont libres ! La joie marche à la suite de la liberté et les forêts du Balkan retentissent encore des gémissements de la douleur ! – Ici, la liberté n’a point de temple !

« Il n’est point de plages si désertes et si déshéritées où ne pénètre la foi ; – l’idolâtrie brise les dieux de son culte aux sons de la parole de vie ; – le soleil de la rédemption dissipe partout les ténèbres de la terre, et pourtant il fait nuit au pied du Balkan, car on n’y voit point briller l’aurore, cet ineffable sourire de l’Éternel !

« Dieu tout-puissant ! ô Toi qui m’accordas le bienfait de la vue pour contempler, le jour, les beautés de la nature, et, la nuit, ton palais constellé d’étoiles, ô mon Père, écoute ta créature, écoute ton pauvre enfant !

« Toi, dont le regard lit au fond des cœurs, tu connais nos vœux et nos aspirations, exauce nos prières ! Toi, qui vois nos larmes, envoie à nos foyers l’ange de la consolation pour essuyer nos yeux du bout de ses ailes !

« Tels qu’autrefois ton peuple captif, nous aussi, nous gémissons sous le poids de l’oppression !.... Providence des malheureux, appui de l’opprimé, abaisse du haut des cieux un regard de compassion sur ce point perdu dans l’immensité, sur cet atome frémissant parmi les peuples de la terre, et qui s’appelle l’Herzégovine !

« Pour respirer à pleine poitrine, pour chanter à haute voix et ta gloire et ton nom, que faut-il aux enfants de l’Herzégovine ? Tu le sais, ô mon Dieu ! c’est d’être libres comme l’oiseau du ciel !... »

Ainsi l’âme de Maritza exhale ses regrets et ses espérances.

 

 

 

II

 

 

« Que tu es donc triste et pâle, ô Maritza ! et pourtant ta es jeune et belle ! ton nom est chéri parmi nous, et parvenue à l’âge où la vierge échange le nom de ses pères pour celui de son fiancé, quelle mère ne serait heureuse et fière de t’appeler sa fille ? »

Et Maritza de répondre aux mères de famille qui lui tiennent cet affectueux langage :

« Je n’ai jamais connu les caresses de ma mère ; Dieu l’a rappelée à lui avant qu’elle goûtât la joie de balancer mon berceau ; mon père est tombé sous la balle d’un Turc, comment donc la pauvre Maritza pourrait-elle l’oublier et sourire ! »

Maritza va s’éloigner de l’abreuvoir, quand la nourrice du riche Georges Proconitz s’avance vers elle, et, posant son urne sur la margelle de la fontaine :

« Les beaux chevaux que les tiens, Maritza ! ils n’ont pas leurs semblables dans toute l’Herzégovine ; ils viennent à ta voix, dociles comme des agneaux ; pour les conduire tu n’as besoin d’aucune attache ; ils prêtent l’oreille à tes chants et mesurent leurs pas sur la marche cadencée de tes paroles.

« Oh ! que tu es bien la digne petite-fille du vieux barde populaire, la gloire du pays ! Comme ton père dont l’accent remuait les cœurs, tu es une enchanteresse, ô Maritza !

« Mais sais-tu, ma fille, que tes traits sont gravés dans plus d’un cœur, le sais-tu ?

« N’as-tu jamais remarqué comme le beau Milosch s’attache de loin à ton ombre ?

« N’as-tu pas remarqué comme celui dont je fus la nourrice...

« – N’achève pas, babougna (bonne vieille mère), je ne veux rien entendre.

« – Et pourtant, mignonne, en voilà un qui, mieux que tout autre du pays, peut t’offrir des ceintures et des chemisettes brodées de perles. Consens à lui donner ta main, et la sienne va suspendre aussitôt des chaînes d’or à ton cou de cygne, et ceindre ton front d’une triple rangée de sequins...

« – Nourrice, a répondu la jeune fille : la pâle et triste Maritza n’a rien remarqué de tout cela, ses regards s’élèvent au-dessus de la tête des jeunes Herzégoviens que tu lui vantes. Quand la vue de Maritza s’égare sur les hauteurs, ce n’est pour y découvrir ni le pâtre ni le chasseur au pied hardi. Non, non, c’est pour s’assurer si rien d’inaccoutumé ne s’agite là-haut, ou dans les clissuras (fentes) de nos montagnes ; car tu le sais, babougna, toi qui comptes de plus longs jours que celle qui te parle, une main mystérieuse a gravé sur une roche des Balkans :

« Le salut viendra parmi vous, comme il vint aux bergers veillant à la garde de leurs troupeaux sur les collines de Bethléem, car il faut que ce qui est écrit au livre des destinées d’un peuple arrive, et que la volonté de Dieu tôt ou tard s’accomplisse. »

« Les anciens disent que le jour de l’indépendance n’est pas loin, et Maritza, la fille du barde, aime à croire à la parole des anciens, car plus le pied descend dans la vie, plus l’âme du chrétien s’illumine, en s’approchant du ciel !

« Quand la patrie est en deuil, quel cœur pourrait ne pas s’envelopper d’un linceul ? Mais vienne le jour attendu de la délivrance, et l’on ne dira plus : Maritza, ton visage est triste comme un jour sans soleil ! Non, la fraîcheur des roses de mai éclatera sur mon pâle visage, mon cœur bondira d’allégresse et ma voix entonnera l’hymne d’action de grâce, le Te Deum des chrétiens reconnaissants de l’Herzégovine !

« Nous bénirons ton nom trois fois saint, ô Seigneur ! et nos morts chéris, tressaillant dans la tombe, s’associeront au bonheur de leurs enfants, pour saluer l’aurore brillant enfin au pied du Balkan, comme l’ineffable sourire de l’Éternel !... »

 

 

Henri GALLEAU.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 

 

 

 

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