Mélancholia

 

 

J’aime les vieux tableaux de l’école allemande ;

Les vierges sur fond d’or aux doux yeux en amande,

Pâles comme le lis, blondes comme le miel,

Les genoux sur la terre et le regard au ciel,

Sainte Agnès, sainte Ursule et sainte Catherine,

Croisant leurs blanches mains sur leur blanche poitrine,

Les chérubins joufflus, au plumage d’azur,

Nageant dans l’outre-mer sur un filet d’or pur ;

Les grands anges tenant la couronne et la palme ;

Tout ce peuple mystique au front grave, à l’œil calme,

Qui prie incessamment dans les missels ouverts,

Et rayonne au milieu des lointains bleus et verts.

– Oui, le dessin est sec et la couleur mauvaise,

Et ce n’est pas ainsi que peint Paul Véronèse :

Oui, le Sanzio pourrait plus gracieusement

Arrondir cette forme et ce linéament ;

Mais il ne mettrait pas dans un si chaste ovale

Tant de simplicité pieuse et virginale ;

Mais il ne prendrait pas, pour peindre ces beaux yeux,

Plus d’amour dans son cœur et plus d’azur aux cieux ;

Mais il ne ferait pas sur ces tempes en ondes

Couler plus doucement l’or de ses tresses blondes.

Ses madones n’ont pas, empreint sur leur beauté,

Ce cachet de candeur et de sérénité :

Leur bouche rit souvent d’un sourire profane,

Et parfois sous la vierge on sent la courtisane,

On sent que Raphaël lorsqu’il les dessina,

Avait passé la nuit chez la Fornarina.

– Ces Allemands ont seuls fait de l’art catholique,

Ils ont parfaitement compris la basilique ;

Rien de grossier en eux, rien de matériel ;

Leurs tableaux sont vraiment les purs miroirs du ciel,

Seuls ils ont le secret de ces divins sourires

Si frais épanouis aux lèvres des martyres ;

Seuls ils ont su trouver pour peupler les arceaux,

Pour les faire reluire aux mailles des vitraux,

Les vrais types chrétiens. – Dépouillant le vieil homme,

Seuls ils ont abjuré les idoles de Rome.

Auprès d’Albert Durer Raphaël est païen ;

C’est la beauté du corps, c’est l’art italien,

Cet enfant de l’art grec, sensuel et plastique,

Qui met entre les bras de la Vénus antique,

Au lieu de Cupidon, le divin Bambino ;

Aucun d’eux n’est chrétien, – ni Domenichino,

Ni le Caro Dolci, ni Corrège, ni Guide,

L’antiquité profane est le fil qui les guide ;

Apollon sert de type à l’ange saint Michel ;

Le Jupiter tonnant devient père éternel ;

La tunique latine est taillée en étole,

Et l’on fait une église avec le Capitole.

J’en excepte pourtant Cimabué, Giotto,

Et les maîtres pisans du vieux Campo-Santo.

Ceux-là ne peignaient pas en beaux pourpoints de soie,

Entre des cardinaux et des filles de joie,

Dans des villas de marbre aux chansons des castrats,

Ceux-là n’épousaient point des nièces de prélats.

– C’étaient des ouvriers qui faisaient leur ouvrage,

Du matin jusqu’au soir, avec force et courage ;

C’étaient des gens pieux et pleins d’austérité,

Sachant bien qu’ici-bas tout n’est que vanité,

Leur atelier à tous était le cimetière,

Ils peignaient, – près des morts passant leur vie entière,

Puis quand leurs doigts raidis laissaient choir les pinceaux,

On leur dressait un lit sous les sombres arceaux.

Ils dormaient là, couchés auprès de leur peinture,

Les mains jointes, tout droits, dans la même posture

De contemplation extatique où sont peints,

Sur les fresques du mur, leurs anges et leurs saints.

Ceux-là ne faisaient pas de l’art une débauche,

Et leur œuvre toujours, quoique barbare et gauche,

Même à nos yeux savants reluit d’une beauté

Toute jeune de charme et de naïveté.

Sur tous ces fronts pâlis, sous cet air de souffrance

Brille ineffablement quelque haute espérance ;

L’on voit que tout ce peuple agenouillé n’attend

Pour revoler aux cieux que le suprême instant.

Dans ces tableaux partout, l’âme glorifiée

Foule d’un pied vainqueur la chair mortifiée ;

L’ombre remplit le bas, le haut rayonne seul,

Et chaque draperie a l’aspect d’un linceul.

– C’est que la vie alors de croyance était pleine ;

C’est qu’on sentait passer dans l’air du soir l’haleine

De quelque ange attardé s’en retournant au ciel ;

C’est que le sang du Christ teignait vraiment l’autel ;

C’est qu’on était au temps de saint François d’Assise,

Et que sur chaque roche une cellule assise

Cachait un fou sublime, insensé de la croix ;

Le désert se peuplait de lueurs et de voix ;

Dans toute obscurité rayonnait un mystère,

On aimait, et le ciel descendait sur la terre.

Gothique Albert Durer, oh ! que profondément

Tu comprenais cela dans ton cœur d’Allemand !

Que de virginité, que d’onction divine

Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine !

Comme on sent que la chair n’est qu’un voile à l’esprit !

Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit

Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre !

Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître,

C’est que tu n’avais pas, lui faisant double part,

D’autre amour dans le cœur que celui de ton art ;

C’est que l’on ne dit pas, voyant aux galeries,

L’ovale gracieux de tes belles Maries,

Ô mon chaste poète ! ô mon peintre chrétien !

Comme de Raphaël et comme de Titien,

Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse,

Tout terrestre désir devant elle s’apaise,

Car tu ne t’en vas point, tout rempli de ton Dieu,

Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu.

Tu ne t’accoudes pas sur les nappes rougies ;

Tu ne fais pas soûler, dans de sales orgies,

L’art, cet enfant du ciel sur le monde jeté

Pour que l’on crût encore à la sainte beauté.

– Tu n’avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse ;

Mais le cœur inondé d’une austère tristesse,

Tu vivais pauvrement à l’ombre de la croix,

En Allemand naïf, en honnête bourgeois,

Tapi comme un grillon dans l’âtre domestique,

Et ton talent caché comme une fleur mystique,

Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait,

Répandait ses parfums et s’épanouissait.

Il me semble te voir au coin de ta fenêtre

Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d’ancêtre.

L’ogive encadre un fond bleuissant d’outre-mer,

Comme dans tes tableaux, ô vieil Albert Durer !

Nuremberg sur le ciel dresse ses mille flèches,

Et découpe ses toits aux silhouettes sèches ;

Toi le coude au genou, le menton dans la main,

Tu rêves tristement au pauvre sort humain :

Que pour durer si peu la vie est bien amère,

Que la science est vaine et que l’art est chimère,

Que le Christ à l’éponge a laissé bien du fiel,

Et que tout n’est pas fleurs dans le chemin du ciel,

Et, l’âme d’amertume et de dégoût remplie,

Tu t’es peint, ô Durer ! dans ta mélancolie,

Et ton génie en pleurs te prenant en pitié,

Dans sa création t’a personnifié.

– Je ne sais rien qui soit plus admirable au monde,

Plus plein de rêverie et de douleur profonde

Que ce grand ange assis, l’aile ployée au dos

Dans l’immobilité du plus complet repos.

Son vêtement drapé d’une façon austère,

Jusqu’au bout de son pied s’allonge avec mystère ;

Son front est couronné d’ache et de nénuphar ;

Le sang n’anime pas son visage blafard.

Pas un muscle ne bouge ; on dirait que la vie

Dont on vit en ce monde à ce corps est ravie ;

Et pourtant l’on voit bien que ce n’est pas un mort.

Comme un serpent blessé, son noir sourcil se tord,

Son regard dans son œil brille comme une lampe,

Et convulsivement sa main presse sa tempe.

Sans ordre autour de lui mille objets sont épars :

Ce sont des attributs de sciences et d’arts,

La règle et le marteau, le cercle emblématique,

Le sablier, la cloche et la table mystique,

Un mobilier de Faust, plein de choses sans nom ;

Cependant c’est un ange, et non pas un démon.

Ce gros trousseau de clés qui pend à sa ceinture,

Lui sert à crocheter les secrets de nature.

Il a touché le fond de tout savoir humain ;

Mais comme il a toujours, au bout de tout chemin,

Trouvé les mêmes yeux qui flamboyaient dans l’ombre,

Qu’il a monté l’échelle aux échelons sans nombre,

Il est triste. – Et son chien, de le suivre lassé,

Dort à côté de loi, tout vieux et tout cassé.

Dans le fond du tableau, sur l’horizon sans borne,

Le vieux père Océan lève sa face morne,

Et dans le bleu cristal de son profond miroir,

Réfléchit les rayons d’un grand soleil tout noir,

Une chauve-souris, qui d’un donjon s’envole,

Porte écrit dans son aile, ouverte en banderole :

Mélancolie. – Au bas, sur une meule assis,

Est un enfant dont l’œil, voilé sous de longs cils,

Laisse le spectateur dans le doute s’il veille,

Ou si, bercé d’un rêve, en lui-même il sommeille.

– Voilà comme Durer, le grand maître allemand,

Philosophiquement et symboliquement,

Nous a représenté, dans ce dessin étrange,

Le rêve de son cœur sous une forme d’ange.

– Notre mélancolie, à nous, n’est pas ainsi ;

Et nos peintres la font autrement, la voici :

C’est une jeune fille et frêle et maladive,

Penchant ses beaux yeux bleus au bord de quelque rive,

Comme un vergiss-mein-nicht que le vent a courbé ;

Sa coiffure est défaite et son peigne est tombé,

Ses blonds cheveux épars coulent sur son épaule,

Et se mêlent dans l’onde aux verts cheveux du saule ;

Les larmes de ses yeux vont grossir le ruisseau,

Et troublent en tombant sa figure dans l’eau.

La brise à plis légers fait voler son écharpe

Et vibrer en passant les cordes de sa harpe ;

Un album, un roman près d’elle sont ouverts ;

Car la mode la suit jusque dans ses déserts.

Notre mélancolie est petite-maîtresse,

Elle prend des grands airs ; elle fait la princesse ;

Elle met des gants blancs et des chapeaux d’Herbault ;

Elle est née et ne voit que des gens comme il faut ;

Son groom ne pèse pas plus de soixante livres :

C’est une Philaminthe, elle lit tous les livres,

Cause fort bien musique, et peinture pas mal ;

Elle suit l’Opéra, ne manque pas un bal ;

Poitrinaire tout juste assez pour être artiste,

Elle a toujours en main un mouchoir de batiste.

On ne la verra pas enterrer tristement

Dans quelque sierra son teint pâle et charmant,

Ses grâces de malade et ses petites mines,

Ni sous les noirs arceaux d’un couvent en ruines,

Promener loin du bruit ses méditations ;

Il faut à ses douleurs la rampe et les lampions ;

Il faut que les journaux en puissent rendre compte,

Chaque pleur de ses yeux se cristallise en conte ;

Avec chaque soupir elle souffle un roman ;

Elle meurt, mais ce n’est que littérairement :

Un frais cottage anglais, voilà sa Thébaïde ;

Et si son front de nacre est coupé d’une ride,

Ce n’est pas, croyez-moi, qu’elle songe à la mort :

Pour craindre quelque chose elle est trop esprit-fort.

Mais c’est que de Paris une robe attendue

Arrive chiffonnée et de taches perdue.

Ah ! quelle différence, et que près de ces vieux

Nous paraissons mesquins ! le sang de nos aïeux,

Comme un vin qui s’aigrit s’est tourné dans nos veines ;

Rien ne vit plus en nous. – Nos amours et nos haines

Sont de pâles vieillards sans force et sans vigueur ;

Chez qui la tête semble avoir pompé le cœur.

La passion est morte avec la foi, – la terre

Accomplit dans le ciel sa ronde solitaire,

Et se suspend encore aux lèvres du soleil ;

Mais le soleil vieillit. – Son baiser moins vermeil

Glisse sans les chauffer sur nos fronts, et ses flammes,

Comme sur les glaciers, s’éteignent sur nos âmes.

D’en bas, le mont Gemmi vous paraît tout en feu,

Il fume, il étincelle, il est rouge, il est bleu.

Montez, – vous trouverez la neige froide et blanche

Et l’hiver grelottant qui pousse l’avalanche.

Nous sommes le Gemmi ; le reflet du passé

Brille encor sur nos fronts. Ce reflet effacé,

Il ne restera plus qu’une neige incolore ;

Demain sur le Gemmi se lèvera l’aurore,

Les glaciers de nouveau se mettront à fumer,

Et l’incendie éteint pourra se rallumer ;

Mais, hélas ! il n’est pas pour nous d’aube nouvelle,

Et la nuit qui nous vient est la nuit éternelle.

De nos cieux dépeuplés il ne descendra pas

Un ange aux ailes d’or pour nous prendre en ses bras,

Et le siècle futur, s’asseyant sur la pierre

De notre siècle, à nous, et la voyant entière,

Joyeux, ne dira pas, ainsi qu’au temps du Christ :

Il est ressuscité, comme il était écrit.

 

 

 

Théophile GAUTIER.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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