La sœur grise

 

ÉLÉGIE

 

 

J’AI laissé pour toujours la maison paternelle ;

Mes jeunes sœurs pleuraient ; ma pauvre mère, aussi.

Oh ! qu’un regret tardif me rendrait criminelle !

            Ne suis-je pas heureuse ici ! . . . .

 

Ne m’abandonne pas, toi qui m’as appelée :

Dieu qui mourus pour nous, mon Dieu, je t’appartiens !

Et moi qui console et soutiens,

            J’ai besoin d’être consolée.

 

Ignorante du monde avant de le quitter,

            Je ne le hais point : et peut-être

(Un mourant me l’a dit) j’aurais dû le connaître

            Pour ne jamais le regretter.

 

Quand je me sens reprendre à sa joie éphémère,

            Faible encore du dernier adieu,

            J’embrasse ta croix, ô mon Dieu. . . .

            Je n’embrasserai plus ma mère.

 

Souvenirs de bonheur, que voulez-vous de moi ?

Que vous sert de troubler ma retraite profonde ?

            Et qu’ai-je à faire avec le monde,

Dont le nom seul, ici, doit nous glacer d’effroi ?

 

Ici, la charité remplit mes chastes heures.

Le malheureux bénit ma main qui le défend :

Je nourris l’orphelin d’espérances meilleures ;

Ta servante, ô mon Dieu, dans ces tristes demeures

Est l’enfant du vieillard, la mère de l’enfant.

 

Et tandis que mes sœurs à de nouvelles fêtes

            Vont peut-être se préparer ;

Que des fleurs dont ma mère aimait à me parer

            Elles ont couronné leurs têtes,

Moi, je veille, et je prie. . . et ne dois point pleurer ?

 

Ô de mes premiers jours images trop fidèles !

Mes songes quelquefois me rendent vos douceurs.

Ma bouche presse encor les lèvres maternelles,

Et même au bal joyeux je suis mes jeunes sœurs,

Le front ceint de roses, comme elles.

 

            Vaine illusion d’un instant

Dont le charme confus douteuse encor m’éveille !

Mais la cloche plaintive a frappé mon oreille :

À son lit de douleur le malade m’attend.

 

            Là, naguère une pauvre fille

Me disait en pleurant : Dieu finit mes malheurs.

            J’étais orpheline, et je meurs

            Sans avoir connu ma famille. . .

Moi, j’ai quitté la mienne. . . et nous mêlions nos pleurs. . .

 

J’avais une famille et pourtant je l’oublie,

            Et mon cœur bat d’un noble orgueil

Quand le pauvre a pressé de sa main affaiblie

Ma main qui doucement l’accompagne au cercueil.

 

Consolé par ma voix à son heure suprême,

Bien souvent le pécheur s’endort moins agité :

Que dis-je ? le mourant me console lui-même

De ce monde si vain, qu’avant lui j’ai quitté.

 

Et lorsque dans ses yeux une dernière flamme

Révèle un saint espoir né d’une ardente foi,

Je recommande à Dieu de recevoir son âme ;

            Au mourant, de prier pour moi.

 

 

 

Alexandre GUIRAUD.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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