Le génie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre HALARY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le génie est un trésor qui s’accroît à mesure qu’on le dépense.

 

 

Le génie suppose à la fois toutes les facultés et l’étude qui les développe ; avant de songer à résumer en lui toute une époque, il faut qu’il ait médité les œuvres de ses devanciers et pensé leurs pensées ; l’intelligence lui fournira la conception de son œuvre ; la raison, le plan, et le sentiment, les beautés ; la volonté le soutiendra dans ses défaillances et dans ses luttes contre les envieux et les détracteurs.

 

 

La patience augmente le génie ; elle ne le donne pas.

 

 

Dans le cerveau d’un grand poète, un chaos d’idées s’agite confusément ; à l’appel de la volonté, l’inspiration descend et l’illumine d’un éclair : elle en fait sortir un monde.

 

 

Le génie crée, l’esprit trouve, le talent renouvelle.

 

 

Le savant, s’appliquant aux choses matérielles, obtient des résultats d’une utilité immédiate ; il est heureux et célèbre ; le génie émet des théories grandioses, sur lesquelles s’édifiera la science future ; mais elles sont inaccessibles à la foule : il passe méconnu ; plus tard on s’inclinera devant sa statue.

 

 

Au sommet de la pensée, Homère et Newton se rencontrent.

Mme DE STAËL          

 

 

Le talent et l’esprit sont des facultés purement humaines ; seul le génie participe de la nature divine.

 

 

Les hommes de génie font comprendre Dieu.

 

 

La chaîne des êtres s’élève de l’insecte à l’homme par gradations insensibles. « – Pourquoi, se demandaient les Pharisiens, la lacune immense qui existe entre l’homme et Dieu ne serait-elle pas comblée aussi ? » Peut-être ces êtres intermédiaires sont-ils les Génies..., je veux dire les hommes de génie.

 

 

Que les matérialistes prouvent qu’il faille au génie des conditions physiologiques, je l’admets. Mais s’ils affirment qu’elles sont suffisantes, je réponds : « Non, l’homme de génie est un élu. »

 

 

Les génies sont les vrais ministres de Dieu sur la terre.

 

 

Le génie n’est ni héréditaire ni transmissible. S’il s’est rencontré chez Charlemagne, on l’a trouvé aussi chez un gardeur de pourceaux.

 

 

Souvent nous avons peine à nous représenter les fictions des grands poètes. Un monde surnaturel semble exister pour eux ; ils en ont seuls la vision.

 

 

Vous voulez, Philocrite, dans vos appréciations sur les plus grands poètes, employer votre méthode mathématique et, comme vous le croyez, infaillible. Pour vous répondre, je parlerai votre langue : « Deux choses de nature différente ne peuvent avoir de commune mesure. » Ne jugez donc pas le génie avec votre froide raison et laissez votre cœur s’émouvoir sans chercher pourquoi il s’émeut.

 

 

La puissante imagination des grands poètes dépasse toujours les spectacles de la nature ; ils rêvent des Océans plus majestueux, des monts plus sublimes, des cieux plus grandioses, et préfèrent à la beauté l’idéal de la beauté.

 

 

Le génie, immortel, immortalise.

 

 

Comme au Juif, Dieu dit au génie : « Marche ». Et le génie marche, sans repos, sans sommeil, guidant de son flambeau, dans les sentiers incertains de l’Avenir, les hommes plongés dans leur nuit.

 

 

Les conceptions du génie dépassent tellement les idées des autres hommes qu’il semble au vulgaire côtoyer de bien près la folie.

 

 

Par ordre du duc de Ferrare, le Tasse resta sept ans dans un hôpital de fous.

 

 

Pauvreté empêche bons esprits de parvenir.

BERNARD PALISSY          

 

 

– « Au nom de la raison, dit Popilius, je vous défends de sortir de ce cercle de règles dans lequel je vous ai enfermé.

Et Popilius observe à la fois et le cercle et le génie ; le génie ne désobéit pas et cependant Popilius recule ; le cercle grandit, les préceptes étroits et mesquins deviennent plus larges et plus libéraux. Popilius, vaincu, les subit d’abord, les défend ensuite, et tâchera d’enfermer plus tard, dans ce cercle agrandi, un génie plus vaste encore.

 

 

Souvent le génie est à la merci de l’ignorance puissante ; à peine peut-il murmurer à genoux : « E pur si muove ! »

 

 

Pendant leur vie, les grands hommes sont en butte à bien des haines. Ils meurent ! Pourquoi serait-on jaloux maintenant ? Une foule immense et des acclamations unanimes les accompagnent au Panthéon.

 

 

Jean-Jacques Rousseau écrivant ses Confessions, c’est Job qui, sur son fumier, étale ses plaies repoussantes.

 

 

Quand on néglige une intelligence, on vole le pays peut-être d’un trésor.

GAMBETTA          

 

 

Il y a des génies comme il y a des terres fertiles ignorées.

 

 

Supposez un génie sans culture ; sa pensée se heurte à un réseau de mots vulgaires ; il périt étouffé.

 

 

Les œuvres d’un grand artiste, bien qu’applaudies par la foule, ne le satisfont jamais. Sa pensée dépasse toujours l’expression de sa pensée. Les mots ne sont pas assez forts ni les couleurs assez délicates. Virgile voulait brûler l’Énéide. Phidias s’écriait : « Que serait-ce si vous voyiez mon œuvre telle que je la vois ! »

 

 

Comme l’Héraclès antique, le génie enfant étouffe les serpents envoyés pour l’étouffer.

 

 

On peut mesurer la grandeur d’un homme au nombre et à la haine de ses ennemis.

 

 

Si la lutte stimule le génie, les railleries, les injures et les déboires peuvent s’accumuler au point de le faire douter de lui-même.

 

 

Les grands hommes, fussent-ils admirés et honorés, trouvent dans leur âme inquiète la source d’incessantes souffrances ; ils se torturent eux-mêmes. Ne les plaignez pas. Ils vivent pour la gloire et non pour le bonheur.

 

 

Combien d’ouvriers, sans compter les commentateurs, a fait vivre le génie de Corneille, et Corneille est mort dans la misère.

 

 

Comprendre les œuvres des grands génies, c’est se rapprocher d’eux.

 

 

« – Quand j’étais jeune, dit Phronémathis, j’étais poète, mais à mesure que j’ai avancé dans la vie, ma poésie s’est envolée avec mes illusions. » – « Si vous avez perdu la fraîcheur des sentiments, vous l’avez sans doute remplacée par l’énergie. Et, si vos vers ne sont plus délicats, qu’ils soient virils. Je préfère Lucrèce à Catulle.

 

 

La littérature doit se faire l’écho des aspirations du siècle et de ses regrets ; elle en est l’expression. Transporter dans la littérature actuelle le langage des siècles précédents, c’est faire un pastiche.

 

 

« – Inspirez-vous, Celsus, des ouvrages anciens et modernes ; ne les imitez pas ; si le lierre pouvait être roseau, il ne voudrait pas être lierre. »

 

 

Comme ces contrées que le soleil vivifie, le génie produit une végétation luxuriante dont la beauté éclate malgré le désordre et peut-être à cause du désordre ; c’est la nature même et c’est Shakespeare.

 

 

Le peintre, le sculpteur, l’architecte, le musicien ont d’autant plus de génie qu’ils expriment mieux la pensée et qu’ils font plus penser ; la poésie est l’art par excellence : elle est la pensée même.

 

 

« – Quoi ! vous constatez, Mathéthès, l’esprit positif et prosaïque de notre siècle et vous vous plaignez que le courant vous entraîne ; songez que depuis Rousseau, toute une pléiade de grands écrivains nous a donné les œuvres les plus poétiques et les plus rêveuses. Si vous disiez vrai, c’est que tous les jeunes gens vous ressembleraient. Je ne veux pas le croire. »

 

 

Qu’ils le veuillent ou non, l’âme des grands poètes est éparse dans leurs ouvrages ; mais jamais ils ne sont plus touchants que lorsqu’ils se dévoilent eux-mêmes, lorsque Byron se peint dans Childe-Harold, Lamartine dans l’amant d’Elvire, Hugo dans Olympio.

 

 

Un homme de génie n’est pas toujours un homme d’esprit ; Corneille brillait peu dans la conversation et Voltaire qui y excellait est l’esprit fait homme ; – l’esprit se joue dans la société ; le génie se plaît dans la solitude ; – l’esprit est charmant et enjoué ; le génie, austère et sublime ; – dans la lutte contre les envieux, l’esprit s’aiguise ; le génie passe sans les apercevoir ; – l’esprit s’adresse à l’esprit et le génie à l’âme ; – l’esprit tourne les obstacles, le génie les renverse ou se brise contre eux ; – l’esprit éclate en vives étincelles ; il est railleur et sceptique ; la foi et l’enthousiasme nourrissent le feu du génie ; – enfin, tout le monde pense avoir de l’esprit et on ne veut reconnaître de génie à personne.

 

Pierre HALARY.

 

Paru dans la Revue du siècle littéraire,

artistique et scientifique en 1891.

 

 

 

 

 

 

 

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