Au cheval

 

 

                            I

 

Monstre, à présent reprends ton vol.

Approche, que je te déboucle.

Je te lâche, ôte ton licol,

Rallume en tes yeux l’escarboucle.

Quitte ces fleurs, quitte ce pré.

Monstre, Tempé n’est point Capoue.

Sur l’océan d’aube empourpré,

Parfois l’ouragan calmé joue.

Je t’ai quelque temps tenu là.

Fuis ! – Devant toi les étendues,

Que ton pied souvent viola,

Tremblent, et s’ouvrent, éperdues.

Redeviens ton maître, va-t’en !

Cabre-toi, piaffe, redéploie

Tes farouches ailes, titan,

Avec la fureur de la joie.

Retourne aux pâles profondeurs.

Sois indomptable, recommence

Vers l’idéal, loin des laideurs,

Loin des hommes, ta fuite immense.

Cheval, devance l’aquilon,

Toi, la raison et la folie,

L’échappé du bois d’Apollon,

Le dételé du char d’Élie !

Vole au-dessus de nos combats,

De nos succès, de nos désastres,

Et qu’on aperçoive d’en bas

Ta forme sombre sous les astres.

 

                            II

 

Mais il n’est plus d’astre aux sommets !

Hélas, la brume sur les faîtes

Rend plus lugubre que jamais

L’échevèlement des prophètes.

Toi, brave tout ! Qu’au ciel terni

Ton caprice énorme voltige ;

Quadrupède de l’infini,

Plane, aventurier du vertige.

Fuis dans l’azur, noir ou vermeil.

Monstre, au galop, ventre aux nuages !

Tu ne connais ni le sommeil,

Ni le sépulcre, nos péages.

Sois plein d’un implacable amour.

Il est nuit. Qu’importe. Nuit noire.

Tant mieux, on y fera le jour.

Pars, tremblant d’un frisson de gloire.

Sans frein, sans trêve, sans flambeau,

Cherchant les cieux hors de l’étable,

Vers le vrai, le juste et le beau,

Reprends ta course épouvantable.

 

                           III

 

Reprends ta course sans pitié,

Si terrible et si débordée

Que Néron se sent châtié

Rien que pour l’avoir regardée.

Va réveiller Démogorgon.

Sois l’espérance et l’effroi, venge,

Rassure et console, dragon

Par une aile, et, par l’autre, archange.

Verse ton souffle auguste et chaud

Jusque sur les plus humbles têtes.

Porte des reproches là-haut,

Égal aux dieux, frère des bêtes.

Fuis, cours ! Sois le monstre du bien,

Le cheval démon qui délivre !

Rebelle au despote, au lien,

De toutes les vérités ivre !

Quand vient le déclin d’un tyran,

Quand vient l’instant des lois meilleures,

Qu’au ciel sombre, éternel cadran,

Ton pied frappe ces grandes heures.

Donne à tout ce qui rampe en bas,

Au barde qui vend Calliope,

Au peuple voulant Barabbas,

À la religion myope,

Donne à quiconque ignore ou nuit,

Aux fausses gloires, aux faux zèles,

Aux multitudes dans la nuit,

L’éblouissement de tes ailes.

 

                           IV

 

Va ! Pour vaincre et pour transformer,

Pour que l’homme se transfigure,

Qu’il te suffise de fermer

Et de rouvrir ton envergure.

Sois la bonté, sois le dédain ;

Qu’un incompréhensible Éole

Fasse parfois sortir soudain

Des foudres de ton auréole.

Ton poitrail resplendit, on croit

Que l’aube, aux tresses dénouées,

Le dore, et sur ta croupe on voit

Toutes les ombres des nuées.

Jette au peuple un hennissement,

À l’échafaud une ruade ;

Fais une brèche au firmament

Pour que l’esprit humain s’évade.

Soutiens le penseur, qui dément

L’autel, l’augure et la sibylle,

Et n’a pas d’autre adossement

Que la conscience immobile.

Plains les martyrs de maintenant,

Attendris ton regard sévère,

Et contemple, tout en planant,

Leur âpre montée au Calvaire.

 

                            V

 

Cours sans repos, pense aux donjons,

Pense aux murs hauts de cent coudées,

Franchis, sans brouter les bourgeons,

La forêt-vierge des idées.

Ne t’attarde pas, même au beau.

S’il est traître ou froid, qu’il t’indigne.

La nuit ne fait que le corbeau,

La neige ne fait que le cygne,

Le soleil seul fait l’aigle. Va !

Le soleil au mal est hostile.

Quand l’œuf noir du chaos creva,

Il en sortit, beau, mais utile.

Immortel, protège l’instant.

L’homme a besoin de toi, te dis-je.

Précipite-toi, haletant,

À la poursuite du prodige.

Le prodige, c’est l’avenir ;

C’est la vie idéalisée,

Le ciel renonçant à punir,

L’univers fleur et Dieu rosée.

Plonge dans l’inconnu sans fond !

Cours, passe à travers les trouées !

Et, du vent que dans le ciel font

Tes vastes plumes secouées,

Tâche de renverser les tours,

Les geôles, les temples athées,

Et d’effaroucher les vautours

Tournoyant sur les Prométhées.

Vole, altier, rapide, insensé,

Droit à la cible aux cieux fixée,

Comme si je t’avais lancé,

Flèche, de l’arc de ma pensée.

 

                           VI

 

Pourtant sur ton dos garde-moi ;

Car tous mes songes font partie

De ta crinière, et je ne voi

Rien sur terre après ta sortie.

Je veux de telles unions

Avec toi, cheval météore,

Que, nous mêlant, nous parvenions

À ne plus être qu’un centaure.

Retourne aux problèmes profonds.

Brise Anankè, ce lourd couvercle

Sous qui, tristes, nous étouffons ;

Franchis la sphère, sors du cercle !

Quand, l’œil plein de vagues effrois,

Tu viens regarder l’invisible,

Avide et tremblant à la fois

D’entrer dans ce silence horrible,

La nuit grince lugubrement ;

Le mal, qu’aucuns rayons n’éclairent,

Fait en arrière un mouvement

Devant tes naseaux qui le flairent ;

La mort, qu’importune un témoin,

S’étonne, et rentre aux ossuaires ;

On entrevoit partout au loin

La fuite obscure des suaires.

Tu ne peux, étant âme et foi,

Apparaître à l’horizon sombre

Sans qu’il se fasse autour de toi

Un recul de spectres dans l’ombre.

 

                          VII

 

Tout se tait dans l’affreux lointain

Vers qui l’homme effaré s’avance ;

L’oubli, la tombe, le destin,

Et la nuit, sont de connivence.

Dans le gouffre, piège muet,

D’où pas un conseil ne s’élance,

Déjoue, ô toi, grand inquiet,

La méchanceté du silence.

Tes pieds volants, tes yeux de lynx

Peuvent sonder tous les Peut-êtres ;

Toi seul peux faire peur aux sphinx

Et leur dire : ah çà, parlez, traîtres !

D’en haut, jette à l’homme indécis

Tous les mots des énigmes louches.

Déchire la robe d’Isis,

Fais retirer les doigts des bouches.

Connaître, c’est là notre faim.

Toi, notre esprit, presse et réclame.

Que la matière avoue enfin,

Mise à la question par l’âme.

Et qu’on sache à quoi s’en tenir

Sur la quantité de souffrance

Dont il faut payer l’avenir,

Dût pleurer un peu l’espérance !

 

                         VIII

 

Sois le trouble-fête du mal,

Force le dessous à paraître.

Tire du sultan l’animal,

Du dieu le nain, l’homme du prêtre.

Lutte. Aiguillon contre aiguillon !

La haine attaque, guette, veille ;

Elle est le sinistre frelon,

Mais n’es-tu pas la grande abeille !

Extermine l’obstacle épais,

L’antagonisme, la barrière.

Mets au service de la paix

La vérité, cette guerrière.

L’inquisition souriant

Rêve le glaive aidant la crosse ;

Pour qu’elle s’éveille en criant,

Mords jusqu’au sang l’erreur féroce.

 

                           IX

 

Si le passé se reconstruit

Dans toute son horreur première,

Si l’abîme fait de la nuit,

Ô cheval, fais de la lumière.

Tu n’as pas pour rien quatre fers.

Galope sur l’ombre insondable ;

Qu’un rejaillissement d’éclairs

Soit ton annonce formidable.

Traverse tout, enfers, tombeaux,

Précipices, néants, mensonges,

Et qu’on entende tes sabots

Sonner sur le plafond des songes.

Comme sur l’enclume un forgeur,

Sur les brumes universelles

Abats-toi, fauve voyageur,

Ô puissant faiseur d’étincelles !

Sers les hommes en les fuyant.

Au-dessus de leurs fronts funèbres,

Si le zénith reste effrayant,

Si le ciel s’obstine aux ténèbres,

Si l’espace est une forêt,

S’il fait nuit comme dans les bibles,

Si pas un rayon ne paraît,

Toi, de tes quatre pieds terribles,

Faisant subitement tout voir,

Malgré l’ombre, malgré les voiles,

Envoie à ce fatal ciel noir

Une éclaboussure d’étoiles.

 

 

 

Victor HUGO, Chansons des rues et des bois.

 

 

 

 

 

 

 

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