La lyre et la harpe

 

                                                 ODE

 

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                                                LA LYRE.

 

Dors, ô fils d’Apollon ! ses lauriers te couronnent.

Dors en paix. Les neuf Sœurs t’adorent comme un roi.

De leurs chœurs nébuleux les songes t’environnent.

        La lyre chante auprès de toi.

 

 

                                             LA HARPE.

 

Éveille-toi, jeune homme, enfant de la misère !

Un rêve ferme au jour tes regards obscurcis ;

Et, pendant ton sommeil, un indigent, ton frère,

        À ta porte en vain s’est assis.

 

 

                                                LA LYRE.

 

        Ton jeune âge est cher à la gloire :

        Enfant, la muse ouvrit tes yeux,

        Et d’une immortelle mémoire

        Couronna ton nom radieux.

        En vain Saturne te menace :

        Va, l’Olympe est né du Parnasse,

        Les poètes ont fait les dieux.

 

 

                                             LA HARPE.

 

        Homme, une femme fut ta mère ;

        Elle a pleuré sur ton berceau :

        Souffre donc. Ta vie éphémère

        Brille et tremble, ainsi qu’un flambeau.

        Dieu, ton maître, a, d’un bras austère,

        Tracé ton chemin sur la terre,

        Et marqué ta place au tombeau.

 

 

                                                LA LYRE.

 

Chante, Jupiter règne, et l’univers l’impore ;

Vénus embrase Mars d’un souris gracieux ;

Iris brille dans l’air, dans les champs brille Flore ;

Chante, les immortels, du couchant à l’aurore,

        En trois pas parcourent les cieux.

 

 

                                             LA HARPE.

 

Prie ! il n’est qu’un vrai Dieu, juste dans sa clémence,

Par la suite des temps sans cesse rajeuni ;

Tout s’achève dans lui ; par lui tout recommence :

Son être emplit l’espace, ainsi qu’une âme immense ;

        L’Éternel vit dans l’infini.

 

 

                                                LA LYRE.

 

L’aigle est l’oiseau du Dieu qu’avant tout on adore.

Du Caucase à l’Athos l’aigle égaré, dans l’air,

Roi du feu qui féconde et du feu qui dévore,

Contemple le soleil et vole sur l’éclair.

 

 

                                             LA HARPE.

 

La colombe descend du ciel qui la salue ;

Et, voilant l’Esprit saint sous son regard de feu,

Chère au vieillard choisi comme à la vierge élue,

Porte un rameau dans l’arche, annonce au monde un Dieu.

 

 

                                                LA LYRE.

 

Aime ! Éros règne à Gnide, à l’Olympe, au Tartare ;

Son flambeau de Sestos allume le doux phare,

Il consume Ilion par la main de Pâris.

Toi, fuis de belle en belle, et change avec leurs charmes.

        L’Amour n’enfante que des larmes ;

        Les Amours sont frères des Ris.

 

 

                                             LA HARPE.

 

L’amour divin défend de la haine infernale.

Cherche pour ton cœur pur une âme virginale ;

Chéris-la : Jéhovah chérissait Israël.

Deux êtres que dans l’ombre unit un saint mystère

        Passent en s’aimant sur la terre

        Comme deux exilés du ciel.

 

 

                                                LA LYRE.

 

        Jouis ! c’est au fleuve des ombres

        Que va le fleuve des vivants.

        Le sage, s’il a des jours sombres,

        Les laisse aux dieux, les jette aux vents.

        Enfin, comme un pâle convive,

        Quand la mort imprévue arrive,

        De sa couche il lui tend la main ;

        Et, riant de ce qu’il ignore,

        S’endort dans la nuit sans aurore

        En rêvant un doux lendemain.

 

 

                                             LA HARPE.

 

        Soutiens ton frère qui chancelle,

        Pleure si tu le vois souffrir :

        Veille avec soin ; prie avec zèle ;

        Vis en songeant qu’il faut mourir.

        Le pécheur croit, lorsqu’il succombe,

        Que le néant est dans la tombe,

        Comme il est dans la volupté ;

        Mais quand l’ange impur le réclame,

        Il s’épouvante d’être une âme,

        Et frémit sous l’éternité.

 

Le poète écoutait, à peine à son aurore,

Ces deux lointaines voix qui descendaient du ciel,

Et plus tard il osa parfois, bien faible encore,

Dire à l’écho du Pinde un hymne du Carmel.

 

 

 

Victor HUGO.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

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