Silhouettes

 

 

                        I

 

Je suis triste quand je vois l’homme.

Le vrai décroît dans les esprits.

L’ombre qui jadis noya Rome

Commence à submerger Paris.

 

Les rois sournois, de peur des crises,

Donnent aux peuples un calmant.

Ils font des boîtes à surprises

Qu’ils appellent charte et serment.

 

Hélas ! Nos anges sont vampires ;

Notre albâtre vaut le charbon ;

Et nos meilleurs seraient les pires

D’un temps qui ne serait pas bon.

 

Le juste ment, le sage intrigue ;

Notre douceur, triste semblant,

N’est que la peur de la fatigue

Qu’on aurait d’être violent.

 

Notre austérité frelatée

N’admet ni Hampden ni Brutus ;

Le syllogisme de l’athée

Est à l’aise dans nos vertus.

 

Sur l’honneur mort la honte flotte.

On voit, prompt à prendre le pli,

Se recomposer en ilote

Le spartiate démoli.

 

Le ciel blêmit; les fronts végètent ;

Le pain du travailleur est noir ;

Et des prêtres insulteurs jettent

De la fange avec l’encensoir.

 

C’est à peine, ô sombres années !

Si les yeux de l’homme obscurcis,

L’aube et la raison condamnées,

Obtiennent de l’ombre un sursis.

 

Le passé règne; il nous menace ;

Le trône est son premier sujet ;

Âpre, il remet sa dent tenace

Sur l’esprit humain qu’il rongeait.

 

Le prince est bonhomme, la rue

Est pourtant sanglante. – Bravo !

Dit Dracon. – La royauté grue

Monte sur le roi soliveau.

 

Les actions sont des cloaques,

Les consciences des égouts;

L’un vendrait la France aux cosaques,

L’autre vendrait l’âme aux hiboux.

 

La religion sombre emploie

Pour le sang, la guerre et le fer,

Les textes du ciel qu’elle ploie

Au sens monstrueux de l’enfer.

 

La renommée aux vents répète

Des noms impurs soir et matin,

Et l’on peut voir à sa trompette

De la salive d’Arétin.

 

La fortune, reine enivrée

De ce vieux Paris, notre aïeul,

Lui met une telle livrée

Qu’on préférerait le linceul.

 

La victoire est une drôlesse ;

Cette vivandière au flanc nu

Rit de se voir mener en laisse

Par le premier goujat venu.

 

Point de Condés, de La Feuillade ;

Mars et Vénus dans leur clapier ;

Je n’admire point les œillades

De cette fille à ce troupier.

 

Partout l’or sur la pourriture,

L’idéal en proie aux moqueurs,

Un abaissement de stature

D’accord avec la nuit des cœurs.

 

 

                        II

 

Mais tourne le dos, ma pensée !

Viens ; les bois sont d’aube empourprés ;

Sois de la fête ; la rosée

T’a promise à la fleur des prés.

 

Quitte Paris pour la feuillée.

Une haleine heureuse est dans l’air ;

La vaste joie est réveillée ;

Quelqu’un rit dans le grand ciel clair.

 

Viens sous l’arbre aux voix étouffées,

Viens dans les taillis pleins d’amour

Où la nuit vont danser les fées

Et les paysannes le jour.

 

Viens, on t’attend dans la nature.

Les martinets sont revenus ;

L’eau veut te conter l’aventure

Des bas ôtés et des pieds nus.

 

C’est la grande orgie ingénue

Des nids, des ruisseaux, des forêts,

Des rochers, des fleurs, de la nue ;

La rose a dit que tu viendrais.

 

Quitte Paris. La plaine est verte ;

Le ciel, cherché des yeux en pleurs,

Au bord de sa fenêtre ouverte

Met avril, ce vase de fleurs.

 

L’aube a voulu, l’aube superbe,

Que pour toi le champ s’animât.

L’insecte est au bout du brin d’herbe

Comme un matelot au grand mât.

 

Que t’importe Fouché de Nantes

Et le prince de Bénévent !

Les belles mouches bourdonnantes

Emplissent l’azur et le vent.

 

Je ne comprends plus tes murmures

Et je me déclare content

Puisque voilà les fraises mûres

Et que l’iris sort de l’étang.

 

 

                        III

 

Fuyons avec celle que j’aime.

Paris trouble l’amour. Fuyons.

Perdons-nous dans l’oubli suprême

Des feuillages et des rayons.

 

Les bois sont sacrés; sur leurs cimes

Resplendit le joyeux été ;

Et les forêts sont des abîmes

D’allégresse et de liberté.

 

Toujours les cœurs les plus moroses

Et les cerveaux les plus boudeurs

Ont vu le bon côté des choses

S’éclairer dans les profondeurs.

 

Tout reluit ; le matin rougeoie ;

L’eau brille ; on court dans le ravin ;

La gaîté monte sur la joie

Comme la mousse sur le vin.

 

La tendresse sort des corolles ;

Le rosier a l’air d’un amant.

Comme on éclate en choses folles,

Et comme on parle innocemment !

 

Ô fraîcheur du rire ! Ombre pure !

Mystérieux apaisement !

Dans l’immense lueur obscure

On s’emplit d’éblouissement.

 

Adieu les vains soucis funèbres !

On ne se souvient que du beau.

Si toute la vie est ténèbres,

Toute la nature est flambeau.

 

Qu’ailleurs la bassesse soit grande,

Que l’homme soit vil et bourbeux,

J’en souris, pourvu que j’entende

Une clochette au cou des bœufs.

 

Il est bien certain que les sources,

Les arbres pleins de doux ébats,

Les champs, sont les seules ressources

Que l’âme humaine ait ici-bas.

 

Ô solitude, tu m’accueilles

Et tu m’instruis sous le ciel bleu ;

Un petit oiseau sous les feuilles,

Chantant, suffit à prouver Dieu.

 

 

                                                                              17 juillet.

 

 

Victor HUGO, Chansons des rues et des bois.

 

 

 

 

 

 

 

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