Fragments de « Suprême folie »

 

 

                                          I

 

                                             FLAVIA.

 

Si tu rêves, enfant, à la flamme secrète,

Au supplice divin qui meurtrit le poète,

Éveille et fait vibrer son grand cœur offensé

En beaux vers argentins, – ton chemin est tracé :

Tu prendras pour emblème un océan sonore,

Pour plume merveilleuse un rayon de l’aurore,

Et seul tu comprendras la prière des flots,

Tu sauras cadencer l’angoisse des sanglots.

Dans le tourbillon fou des joyeuses féeries,

À toi seul rêveront les reines attendries ;

– Et moi, pleine d’amour, je mettrai sur ton front

De l’inspiration le mystère profond.

Des vierges aux yeux doux, aux pâleurs de camées,

Couvriront de baisers tes boucles parfumées,

Adoreront en toi le messager des cieux, –

Et quand, désespéré, morne et silencieux,

Tu t’en iras, ami, par la sombre vallée,

Je serai près de toi comme une ombre voilée.

Tu marcheras longtemps, les yeux mouillés de pleurs,

Et tu voudras mourir dans l’arôme des fleurs,

Dans les frissons de l’aube ! Assoiffé du sublime,

Tu parleras aux monts, penché sur un abîme ;

Et, taillant dans les mots ta haine et ton amour,

Les perles de ton cœur et les hontes du jour,

Tu jetteras au loin un cri si formidable

Que l’aigle quittera son aire inabordable,

La foudre grondera dans les cieux en courroux,

Les tout petits enfants se mettront à genoux,

Les rochers s’ouvriront, les montagnes de glace

Pencheront leurs sommets et changeront de place...

 

                                              EDGAR.

 

Ô muse, le poète est un enfant plaintif

Qui sourit sans raison et pleure sans motif.

Il passe, parmi nous, comme une forme blanche,

Et, pareil à l’oiseau qui chante sur la branche,

Il parle aux papillons dans la nuit des lilas.

La foule le renie et ne le comprend pas ;

Et lorsque dans les vers il a versé son âme

Et fait vibrer un monde en paroles de flamme,

En rimes de cristal, le public interdit

Murmure en l’écoutant : « C’est fade et déjà dit ! »

 

                                             FLAVIA.

 

Jeune homme, veux-tu donc le glaive redoutable,

Le casque du guerrier, un corps invulnérable ?

Veux-tu voir à tes pieds les princes prosternés,

Et devenir le dieu des mondes nouveau-nés ?

Tu prendras à ta guise un trône pour domaine,

Un aigle pour hochet, la terre pour arène,

Et pour blason superbe un lion sur azur ;

Tu donneras pour astre à ton peuple futur

Ce nuage de pourpre où flotte l’oriflamme,

Et des torrents d’orgueil couleront dans ton âme.

Tu boiras le succès, tu boiras jusqu’au fond ;

Un sceptre dans la main, une couronne au front,

Fanfares en avant et bannières flottantes,

Tu marcheras, suivi de splendeurs éclatantes ;

– Et puis, quand passeront les suprêmes effrois,

Sur ta tombe viendront s’agenouiller les rois,

Et – bronze – tu vivras, le front ceint d’un tonnerre,

Immobile et puissant sur un socle de pierre !

 

                                              EDGAR.

 

Que d’hommes oubliés par nos folles cités

Dont les noms, cependant, en plein feu sont sculptés !

Hélas ! tout est néant ! – la terre désolée

Penche sous les débris de chaque mausolée.

On voit l’homme, parfois, ensanglanter les flots,

Mettre flamberge au vent, prendre un bain de sanglots,

Déchirer terre et ciel d’un éclat de mitraille,

Puis perdre, quelque jour, sa dernière bataille,

Et, devenu risée, ayant été volcan,

Rêver sur un granit aux victoires d’antan.

C’est utile, parfois, de voir sombrer la gloire,

Crouler un histrion qui se croyait l’histoire,

Du haut de son orgueil soudain précipité

Pour servir de leçon à notre humanité !

 

 

                                           II

 

                                             BÉATRIX.

 

Ayant créé d’un mot les parfums, les couleurs,

Les océans d’azur, les astres et les fleurs,

Dieu trouva notre terre abominable et vide.

Voulant sauver son œuvre et la rendre splendide,

Il coula des rayons dans ce vase de fiel :

C’est ainsi que l’amour est un remords du ciel.

Aimer ! – c’est ressentir une extase inconnue

Au son mélodieux d’une voix ingénue ;

C’est graver pour toujours, à l’horizon doré,

En lignes de rubis, un profil adoré ;

C’est trouver dans un rien une joie enfantine

Et changer chaque larme en perle cristalline ;

C’est prier et pleurer, et fixer le soleil,

Effeuiller tout son cœur dans un rayon vermeil ;

C’est gravir, éperdu, la montagne bénie,

Douter du monde entier, et croire à son génie ;

C’est sentir dans son âme un ange se poser,

Vivre dans un sanglot, mourir dans un baiser !

Enfant, il faut aimer tant que l’homme est sincère,

Tant que l’homme s’enivre à sa propre misère,

Tant qu’il peut être ému d’un fugitif regard,

Ravi d’une parole et troublé d’un départ.

Il faut aimer, ami, dans le myrte et la rose,

Dans les bosquets ombrés où le ramier se pose,

Aimer dans la tempête, aimer dans la clarté,

Aux pâleurs de l’automne, aux rougeurs de l’été,

Aimer dans la douleur, dans la plainte exhalée,

Dans les flots de lumière et dans la sombre allée ;

Il faut aimer, enfant, aimer sous le ciel bleu,

Car la femme naquit d’un sourire de Dieu.

 

                                              EDGAR.

 

Femme, j’ai refusé la gloire et le génie,

Des lâches voluptés la douceur infinie ;

Tu m’as donné l’amour : que me faut-il de plus ?

Qu’importent l’avenir, le bonheur des élus,

Tous les feux de l’enfer et l’horreur des supplices,

Puisque j’ai le frisson des plus chères délices,

Les plus doux souvenirs et l’extase des cieux ?

Je crois au paradis de ton front gracieux,

Au ciel de ton sourire, à l’Éden de ton âme,

À l’ange qui descend dans ton regard de flamme.

J’implore Dieu debout, mais je t’aime à genoux.

Avec un tel amour les crimes sont absous,

Avec un tel amour le miracle est possible,

On soulève le mort de sa couche paisible,

On voile le soleil ! J’aime jusqu’au tourment,

Je me brûle, et mon mal fait mon enivrement !

Ô femme, bois mon cœur, mes larmes et ma vie !

Quand un pareil amour dans une âme ravie

Pénètre et l’illumine en larges flammes d’or,

Les cendres, dans la tombe, en sont chaudes encor.

 

 

 

Casimir HULÉWICZ.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1891.

 

 

 

 

 

 

 

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