Méditation sur la mort

 

 

 

OUI, ce moment est le seul qui compte. Mais, terrible mort, ne sois pas trop soudaine, je t’en prie. Laisse-moi me recueillir, car j’ai besoin de me confesser. J’ai imploré le ciel afin qu’il sourie à ma situation qui est, tu le sais, louche et pleine de trouble. Oui, ô mort, nous avons beaucoup à nous dire, comme il convient avant ce pas définitif dans l’inconnu. Adieu ! Dieu sait dans quelle posture nous nous réveillerons après ce sommeil pétrifiant qui va nous prendre tout à l’heure. J’ai une frayeur froide dès aujourd’hui et qui circule dans mes, veines et me tue à demi. Je vais me rappeler tous mes péchés. Venez, souvenirs ! Venez, lâchetés, paresses, désordres de ma vie. Celui qui n’a pu être ni père, ni soldat, ni époux, ni maître, ni ouvrier en quelque art que ce soit ; ni indépendant, ni dépendant, ni intelligent, ni habile, ni joyeux, ni triste, ni penseur, mais seulement une sorte de loque ne s’éveillant que pour les besoins naturels ou pour la méchanceté, ou le plagiat, ou l’orgueil. C’est celui-là qui dialogue avec toi, ô mort ! Et si c’était dans l’enfer que je m’éveille après le sommeil pétrifiant ? Je le crains et pourtant il y a la miséricorde de Dieu, et ce Dieu sait que je l’ai cherché avec passion au travers de mes incapacités, de mes balourdises les plus inattendues. C’est pour les hommes comme moi que ce Dieu est venu et qu’il est mort ; non, ce n’est pas par paresse ou vice que j’ai renoncé aux hommes et à la fortune ; c’est pour l’amour de l’art, et j’ai tenté de m’approcher de la beauté avec soin, et peines, m’appliquant à savoir écrire et peindre. Viendra-t-il me délivrer, ce Dieu, à mon agonie ? Me délivrer du démon et de l’enfer ? Mon Dieu, je n’ai pas recherché le mal ; mais c’est seulement le manque de réflexion, la faiblesse, la bêtise qui m’y ont jeté, et j’ai coulé de pis en pis dans l’argent, le luxe, la vanité, la flatterie mutuelle... Viens, mon Dieu, à ce moment terrible, et sauve-moi comme tu à s sauvé le bon larron. N’est-il pas vrai que tu avais de la considération pour moi quand tu m’envoyais un ange en 1919 ? N’est-il pas vrai que je n’ai pas compris alors que je devais livrer bataille au démon au lieu de me servir de la confession pour continuer la vie de passion et de paresse ? J’étais de bonne foi en écrivant des livres, de bonne foi en cherchant la vérité en poésie et en prose. Hélas ! hélas ! n’est-il pas possible de rester bon chrétien en étant de ce métier d’homme de lettres ? Et si je suis mauvais peintre, n’étais-je pas de bonne foi en gagnant ma vie avec les copies et les photos ? Non ! de ce côté je ne suis pas si coupable...

Jour de malheur ! Je suis mort ! Je suis mort ! Décédé Me voilà sur un lit comme un objet de dégoût. Qu’est-ce que j’inspire à ce qui m’entoure ? Une sorte de respect, plutôt l’éloignement que le regret. La mort inspire la crainte et la surprise car on est là devant une chose qui n’a plus aucun rapport avec nous, qui sommes la vie. Nous sommes devant le contraire de nous et pourtant ce qui est semblable formellement à nous, et seulement formellement à nous. Retirez-vous, cadavre ; et vous, ministre de la mort, emportez-le ! C’est ainsi que mon corps, objet de dégoût, partira vers le cimetière. On parlera de choses et d’autres derrière la boîte noire ; et moi, après ma vie d’essais avortés, j’irai achever de pourrir, n’étant que rien après avoir été pas grand-chose. Ah ! distrayez-vous, mes amis, car c’est une pitoyable affaire qu’une pauvre vie de chantages, de flatteries aboutissant à cette pourriture de pourriture ! Tu as fini de tromper tout le monde et de te tromper toi-même !

Toutes ces choses que nous destinons à quoi ? Ces repas, ces repos ? Ces conversations, ces passe-temps ridicules ? Cela nous a mené à cette pourriture : un cadavre ! Les adieux ne seront pas longs ni terribles ; je ne tiens déjà plus à rien ou si j’y tiens c’est d’un fil bien léger : quelques amitiés, déjà déçues à soixante-sept ans et qui le seront davantage bientôt ; des amitiés basées sur le charnel, l’intérêt ou l’orgueil ou la duperie de quelque côté. L’amitié ? La gourmandise ? Et déjà j’ai dû renoncer au vin, bientôt il me faudra renoncer au reste. Ma foi, je n’ai pas d’attaches et les adieux seront courts. Déjà je ne m’intéresse plus à la gloire ni aux œuvres...

 

 

Max JACOB, 1914.

 

Inédit paru dans Textes mystiques d'Orient et d'Occident,

choisis et présentés par Solange LEMAÎTRE,

Plon, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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