La cloche intérieure

 

 

Il est une petite cloche

Que Dieu suspendit, par un fil,

Jusqu’en l’homme où sa main l’accroche,

Pour sonner amour ou reproche,

– Une cloche au timbre subtil.

 

Et cette cloche se balance

Toujours, sans un moment d’oubli.

Merveille ! elle sonne en silence ;

Une seule fois Dieu la lance,

Et jamais elle n’a faibli.

 

Ce que le bronze n’a pu dire,

Ce que n’a pu chanter l’acier,

La cloche qui vit et respire,

La cloche qui craint et désire

Seule a su le balbutier.

 

Dans le carillon de sa joie,

Jamais on n’ouït plus beau chant ;

C’est un bruit d’or, d’amour, de soie,

Quand tout son battant se déploie ;

C’est une clochette en plein champ.

 

Dans le bourdon de sa prière,

Dans le bourdon de son orgueil.

C’est la grande envolée entière,

C’est une basse grave et fière,

Après la joie, avant le deuil.

 

... Le plus léger souffle de brise

Qui ne fléchirait pas un brin,

En touchant la cloche indécise,

La fait vaciller ou la brise :

Elle est de chair, et non d’airain.

 

... Quand le son trop vivement monte,

Sa sonnerie est le sanglot

Qui ne se mesure ou se compte,

Et la sonnerie est si prompte

Que le flot rencontre le flot.

 

Quelquefois la cloche est si lente

Qu’un autre cœur ne l’entend pas,

Elle se tait, se tait, dolente,

Ou si bas, si bas elle chante,

Que jamais tu ne comprendras.

 

Dieu seul l’écoute, Dieu l’ausculte,

Il connaît tous ses battements,

Son tintement le plus occulte ;

L’homme n’entend que son tumulte,

Mais Dieu ses moindres mouvements.

 

C’est lui qui surveilla la fonte,

Qui la fit traverser le feu,

Des maux et des biens mit le compte ;

C’est son œuvre, il n’en a pas honte...

Oui, c’est le chef-d’œuvre de Dieu.

 

De la chair il choisit la fibre,

Il y fit monter un sang pur,

Lui fit boire un grand coup d’air libre,

Et le cœur, cloche humaine, vibre

Plus que la cloche de l’azur.

 

Sonne encore, petite cloche,

Sonne jusqu’à la fin du jour,

Garde ton timbre sans reproche,

Jusqu’à ce que Dieu te décroche,

Ô cœur humain, cloche d’amour !

 

 

 

Raoul LA GRASSERIE.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1892.

 

 

 

 

 

 

 

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