Forêt gothique

 

 

QUI n’a pas vu Rouen lors de Pâques-Fleuries,

Forêt de hautes tours au milieu des prairies ;

Ignore la douceur des plus douces féeries.

 

La ville, qui dormait, grise, dans les hivers,

Rit au jeune soleil parmi les arbres verts

Et tend ses mille bras au Dieu des univers.

 

Elle était sombre et grande, en sa mélancolie,

Comme le fier passé d’une gloire abolie :

Un seul regard du ciel la réveille, embellie !

 

Dans cette forêt vaste où surgit l’Art divin,

Dans la forêt gothique où le temps passe en vain,

L’enfant songeur d’un siècle en ressuscite vingt.

 

Du sommet verdoyant des collines prochaines,

Les vieux logis, rouillés comme de vieilles chaînes

Semblent sous les clochers tels qu’à l’ombre des chênes.

 

Les toits des longues nefs, au pied de chaque tour,

Font des taches de mousse ; et l’on voit alentour

Le rêve aller plus haut que ne va le vautour.

 

Dans cette floraison du métal et des pierres,

Souples comme l’acier des antiques rapières,

Les clochetons brillants font cligner les paupières.

 

Et du milieu d’entre eux, souverains de céans,

Se dressent au-dessus des espaces béants,

Hêtres et peupliers, des groupes de géants :

 

La tour de Saint-Ouen, vigoureuse et hardie,

Fait briller dans le ciel qui le soir s’incendie

Le diadème altier des ducs de Normandie.

 

Une autre, fantastique, a de clairs reflets d’or ;

Et la flèche de fer, plus radieuse encor,

S’enfonce dans l’azur comme un sapin du nord.

 

Sous les voûtes, caché par ces arbres superbes,

Ainsi que le rosier entre de hautes herbes,

On devine l’essor d’autres beautés en gerbes ;

 

On devine, discrète, auprès des saints flambeaux,

Comme de purs bijoux sur de hautains lambeaux,

La fleur de marbre éclose à l’ombre des tombeaux,

 

Et ce ne sont partout, en effet, sur les dalles

Lisses du frottement des glissantes sandales,

Que des chefs-d’œuvre exquis brisés par des Vandales !

 

Lorsque le soleil monte et lorsqu’il disparaît,

Mille puissantes voix célèbrent d’un seul trait

Leur hymne triomphal au Dieu de la forêt.

 

Quand aux clochers ainsi les cloches carillonnent,

Sous terre, l’on dirait que des laves bouillonnent,

Et que dans l’air en feu des âmes tourbillonnent ;

 

C’est un débordement dévie et de clarté,

D’espérance et d’orgueil, d’amour et de beauté

Qui nous verse l’ivresse et l’immortalité...

 

Oh ! la belle Italie, entre Rome et Ferrare,

A taillé maintes fois, dans les blocs de Carrare,

Une cité plus claire, un chef d’œuvre plus rare !

 

Mais Bramante lui-même et Michel-Ange, unis,

N’ont pas jeté si haut dans les bleus infinis

Le pinacle où l’amour au printemps fait ses nids !

 

À Rouen, l’Art sacré vous oblige à vous taire,

Car c’est dans un élan fort comme le mystère

Que la foi d’une race a jailli de la terre ;

 

Car la science vaine est dépassée ici ;

Car nos maçons naïfs n’eurent d’autre souci

Que de hausser vers Dieu leur pauvre cœur transi !

 

Et c’est pourquoi j’exalte avec des ardeurs telles,

Ceux qui, du sanctuaire aux clochers en dentelles,

Ont transmué la pierre en des fleurs immortelles.

 

 

Jean de LA HÈVE.

 

Paru dans La Sylphide en 1897.

 

 

 

 

 

 

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