Poème pour ma ville natale

 

 

Je suis venu ce soir vers la ville natale,

Et j’écoute une voix perdue en l’horizon :

Voix d’un lointain aïeul qui tel un noir pétale

Effeuille un peu de deuil sur mes jeunes saisons !

 

Et tandis que brasille au delà de la ville,

Herse prodigieuse, une gare de feux,

Une cloche a pleuré, plainte étrange et débile,

Sur la ville endormie un morne couvre-feu :

 

« Tes genoux ont bercé mon enfance évanouie,

Ô ville, dans le mois de l’Épi radieux !

Et depuis sur mon front toujours s’est épanouie

L’ombre des hauts clochers qu’élevaient mes aïeux !

 

« Nefs, protégez-moi, car vos ailes sont larges...

Car ma mère a prié près de ce chapiteau ;

D’un pied las elle usa le dessin de la targe

Du Seigneur, qui repose à l’abri du linteau...

 

« Vitraux, éclairez-moi par vos saintes images,

Où la flamme a bondi des puits de vérité...

N’ai-je pas feuilleté souvent vos bonnes pages ?

Et cherché dans vos fonds un peu d’immensité ?

 

« Cloches, consolez-moi de votre voix si pure,

Et soutenez ma foi aux longs jours de tourment.

En cette vie où monte une chanson impure,

Donnez le son de voix de mon pays normand !

 

« Maisons, abritez-moi, vos solives sont fortes ;

Vos pignons gracieux, si riants vos carreaux...

Et laissez-moi heurter vos accueillantes portes

Pour en fleurir le seuil de mon plus beau rameau.

 

« Rue aux courbes de l’arc qui lance, grave et frêle,

Le trait pur et gemmé de quelque flèche à jour,

Conduisez-moi, chemin, où la vie est plus belle,

Vers les pourpris sacrés fleuris d’un peu d’amour !

 

« Fleuve séquanien, mire nos cathédrales,

Et mon âme accrochée au pallium d’un saint,

Car je sais en ton cours plus d’une abbatiale

Dont navigue la proue au mystique dessin...

 

« Et lorsque obscur gisant dans la terre lointaine,

J’attendrai le signal de l’Ange, au Jugement,

Mon esprit inondé de visions certaines

Ne connaîtra jamais le morne isolement.

 

« Ainsi, je dormirai d’une âme moins inquiète,

Dans la tombe emportant du rêve à effeuiller,

Ayant mis à ton front mon baiser de poète,

Rouen, comme une fleur close en de beaux feuillets !

 

« Car mon âme est semblable aux clochers séculaires,

Jets d’eaux pétrifiés fusant de la Cité,

Dont la sculpture fine a gardé la lumière

Du moyen âge épris de blanche éternité !... »

 

 

      Rouen, octobre 1919.

 

 

Gabriel-Ursin LANGÉ.

 

Recueilli dans Anthologie critique des poètes normands de 1900 à 1920,

poèmes choisis, introduction, notices et analyses par

Charles-Théophile FÉRET, Raymond POSTAL et divers auteurs,

Paris, Librairie Garnier Frères, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

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