La neige

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Rina LASNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SAINTE Françoise Romaine, à l’écran de ses visions, a vu naître les anges des mains actives du Créateur « en rangs pressés et épais comme les neiges abondantes ».

Les étoiles sont nées du choc de la lumière et des ténèbres au moment du partage des jours et des nuits ; et la nuit est toujours rédimée par les stigmates des étoiles. Mais la neige, à la fois si claire et si mystérieuse, qui choisit son royaume et sa saison mais ne choisit point l’objet de son attachement, d’où vient-elle ?

Si elle s’apparente à la fois aux anges et aux étoiles, elle s’apparente encore plus au regard même de Notre-Dame quand Notre-Dame baisse les yeux. C’est le même mutisme maternel qui épouse tout sans rien posséder, qui remplit tout sans rien accaparer, qui voit tout sans rien déclarer. C’est la même compassion agissante et tacite... presque complice.

La neige comme Notre-Dame à Bethléem est épiphanie, montrance muette. Aux bergers comme aux Rois, Marie cache la Trinité pour montrer Jésus assis sur ses genoux. À son tour la neige cache le soleil pour montrer la supportable clarté de sa blancheur de neige-fée. La neige ne raisonne pas car elle est pure voyance ; elle regarde sans juger et sans connaître sa propre innocence.

La première neige de novembre est pareille au regard absent du nouveau-né qui tarde tant qu’il peut à prendre possession de notre univers défiguré.

La neige n’enseigne pas la justice comme le soleil ni la violence comme le torrent ; elle est ce joug léger du conseil sans paroles et de la patience sans cris.

La neige a des yeux pour voir car elle n’a pas péché contre la lumière, mais elle ne dit rien de ce qu’elle a vu en haut ni de ce qu’elle découvre en bas en recouvrant toutes choses. Elle ne s’agite pas comme la mouche et le papillon, elle comble de grâce et de gravité le vide de l’air en disparaissant à mesure... Sa présence est prodigalité et naïveté comme l’amour pur.

L’eau rejette les morts ; le feu piétine son propre aliment ; la neige tolère tout, respecte tout.

Aux villes surmenées elle donne une heure de silence éclatant comme un songe illimité dans un bref sommeil. Et si plus haut cet éblouissement pouvait devenir vertige pour la montagne dont la conversation reste dans les cieux, la neige épaissit son voile à la face pointue de la montagne et la montagne oublie à quelle hauteur elle est montée.

Cet enfant emmailloté que berce le sapin aux bras toujours ouverts, c’est la neige neuve à la place des oiseaux déserteurs.

Plus bas encore, entre la racine et la boue, il y a le peuple des pierres, lui aussi habité d’étoiles complexes ; ces astres gris pâtissent l’indifférence du talon, la brutalité du marteau qui les fend cherchant l’éclair d’un trésor, la neige touche toutes les pierres et les voici changées en tendresse de pain blanc.

Mises à part et dressées pour la tristesse, il y a les pierres gravées des cimetières ; la neige passe et efface ces noms déjà effrités dans la mémoire des hommes. Au contraire, tel sentier voudrait se souvenir du chevreuil qui a des gants pour courir sans bruit ; la neige se tasse, se creuse et garde au sentier la trace du pas velouré.

L’eau toujours affamée d’eau demande une nourriture ; la neige choit en elle comme un frai de fleuve et de ruisseau.

La terre plus exigeante veut combler ses sources, engraisser ses semences, dissimuler ses pourritures, aviver son sel fade ; la neige renonce à sa blancheur, descend sous la cendre, et personne ne la louera au temps des moissons quintuplées et des soifs vives.

Les morts sans sépulture, la neige les ensevelit dans ses bras et les voici sculptés dans le marbre comme des gisants de race royale.

Les mots de l’homme mentent, dévient de sa pensée, mais la neige dit toujours juste ce qu’elle est et rien ne peut éteindre son témoignage. Elle dit qu’elle est pareille au regard de Notre-Dame, regard toujours abaissé vers la terre pour la remplir de compatissance...

 

 

 

Rina LASNIER.

 

Paru dans Les Cahiers de Nouvelle-France

en octobre-décembre 1957.