Le doute

 

 

Pauvre tapis d’automne étendu sur la terre,

Inutile moisson qui sèche solitaire,

        Faite pour orner les tombeaux,

Germes décolorés, beauté trop tôt vieillie,

Qui traînez lentement votre robe salie,

        Comme un mendiant ses lambeaux !

 

Vous voilà sur le sol, sans duvet, sans parure ;

Vous voilà dédaignés de la verte nature

        Pauvres cadavres déliés ;

Vous voilà ballottés comme un flot sur la grève,

Que le rameur abat ou que la brise élève,

        Roulés ou meurtris par nos pieds.

 

Vieillards d’une saison, le moindre vent vous pousse :

Un bruit d’aile en passant vous donne une secousse

        Dont le coup fatal vous atteint

De vos monceaux épars il sort un doux murmure,

Triste comme l’adieu que jette à la nature

        Tout germe vivant qui s’éteint !...

 

Vous formiez au printemps de si riants ombrages,

Vous étiez pour l’oiseau de si charmantes cages !

        Libres et secrètes maisons,

Vous renfermiez cachés tant d’amoureux mystères,

Tant de jeunes serments, de tendresses de mères,

        Dont nous entendions les chansons !

 

Vous étiez tant aimés des joyeuses cohortes

Qui sortaient et rentraient d’entre vos mille portes,

        Feuillages qui portiez leurs nids ;

Vous étiez tant pressés de leurs ailes douillettes,

Qui s’ouvraient chaque soir pour enlacer leurs têtes

        Ou couver leurs œufs tout petits !

 

Vous étiez fiers alors d’orner le tronc splendide,

Et d’être sous le ciel le toit qui sert d’égide

        À tous les voyageurs des airs,

Vous étiez fiers encor d’avoir parmi vos hôtes

Les beaux rayons dorés qui, de leurs cimes hautes,

        Descendaient sous vos arceaux verts

 

Oui, vous étiez heureux, car vous étiez fertile,

Feuillage devenu la fumée inutile

        Errant sans destination ;

Vous preniez votre part de l’immense mamelle,

Qui nourrit l’univers de sa sève éternelle,

        Lait pur de la création !

 

Vous aspiriez les cieux et vous voyiez l’aurore

Se lever, se coucher, et se lever encore,

        Immuable dans sa clarté ;

Vous existiez enfin, admirable verdure,

Pleine d’enchantements, d’espérance ! Ô nature

        Vous aviez jeunesse et beauté !

 

Aujourd'hui, qu'êtes-vous ? À quoi vous servit d'être ?

Pourquoi ce jour si beau que Dieu vous fit connaître,

        Pauvres germes mis au néant ?

À quoi servit, hélas ! ce passage éphémère ?

Pourquoi levâtes-vous vos sèves hors de terre

        Pour y rentrer en un instant ?

 

Que sommes-nous, Seigneur ? Pourquoi fis-tu la monde ?

Amour ! bonté ! justice ! Ô sagesse profonde !

        Dieu qu’on admire et qu’on bénit !

Pourquoi nous créas-tu comme la pauvre feuille,

Pour qu’un danger nous tue ou qu’un malheur nous cueille,

        Neige qui tombe, brille et fuit ?

 

Pourquoi tant de douleurs, de combats, de tempêtes ?

Pourquoi tous ces éclairs environnant nos têtes,

        Foudre qui tombe à chaque pas ?

Pourquoi cette menace et ces frissons terribles,

Quand nous devons un jour nous coucher si paisibles

        Dans le champ muet du trépas ?

 

Pourquoi donner à l’homme afin que tout le quitte,

Le festin de la vie auquel l’espoir l’invite,

        Élan des sens, élan du cœur ?

Pourquoi s’il doit éteindre et sa voix et sa flamme,

Lui donner le désir, la pensée, et son âme !

        L’âme qui te nomme, ô Seigneur ?

 

Pourquoi tant de grandeur parmi tant de faiblesse ?

Pourquoi, flambeau divin, cette foi qui s’adresse

        À ton nom toujours répété ?

Pourquoi, pauvre lutteur, égaré dans la route,

Ce regard vers le ciel même au milieu du doute

        Comme un point dans l’obscurité ?

 

Pourquoi, malgré les pleurs que tu nous fais répandre,

Cet instinct résigné de poursuivre et d’attendre,

        Condamné qui connaît son sort ?

Pourquoi, pouvoir muet, ce besoin de prière

Sortant du flanc blessé de la nature entière

        Qui ne veut pas croire à la mort ?

 

        Oh ! si nos amours, nos tendresses,

        Nos rêves, nos nobles ivresses,

        Débordant de tous les côtés,

        Si la foi, l’espoir, la prière,

        Où tout ce que l’homme révère,

        Étaient des rêves inventés ?

        

        Si tout ce que répand la vie

        D’ardeur et d’extase ravie,

        Encens qui s’élance d’un vœu ;

        Si le désir, si l’espérance,

        Appâts où se prend l’existence,

        Étaient de l’homme et non d’un Dieu ?

        

        Si la création, Seigneur, est passagère,

        Si tout ce qui brilla pur et beau, sur la terre,

        Fut un jeu qu’essaya ta main,

        Si tu n’as pas créé la durée et l’espace

        Pour revêtir de vie un monde qui s’efface,

        Ton pouvoir est fatal et vain !

        

        Oui, ta grandeur est la misère,

        Ta force, une flamme éphémère,

        Ton génie, un souffle mortel,

        Si tu n’allumas pas la vie

        Pour renaître, pure, infinie,

        Dans les phalanges de ton ciel !

        

        Ou, loin d’être le Dieu suprême,

        Loin d’être un Dieu bon qui nous aime,

        Tu deviens le Dieu qui maudit,

        Si tu nous donnas la souffrance,

        N’offrant pour but à l’espérance,

        Qu’un corps que la mort refroidit !

        

Oh ! dans ce doute affreux je m’arrête et te brave ;

Vivant sous ton pouvoir comme le noble esclave,

        Qui, fier, ne veut pas implorer,

J’obéis tristement en maudissant chaque heure

Qui m’attache à la terre, ironique demeure,

        Où tu nous jetas pour pleurer !

 

Ce n’est plus vers ton ciel qua ma prière monte ;

Orphelin, je poursuis mon chemin et j’affronte

        Souffrance, combats et malheur ;

Insensible à ton nom, je tourne ma tendresse

Vers l’homme et dans lui seul ton œuvre m’intéresse,

        Lui, mon frère de la douleur !

 

Je l’aime ! Il souffre, il tremble, au gré de ton envie ;

Il traîne haletant sous le poids d’une vie

        Dont il ne chercha pas les jours :

Je l’aime ! Il doit porter péniblement sa chaîne

Dont les plus doux anneaux sont cette affreuse peine

De pleurer vivants nos amours !

 

Je l’aime ! Il fut maudit ! Je l’aime ! Il est mon frère !

Il sème comme moi sur une ingrate terre

        Qui produit la ronce et la mort !

Je l’aime, il porte en lui les passions ! Son âme

Doit brûler sourdement au bûcher d’une flamme

        Qui devra consumer son corps !

 

Je l’aime et quant à toi, Dieu fier de ta puissance,

Dieu, qui de ton orgueil fis jaillir l’existence,

Comme du gouffre obscur tu fis le jour surgir,

Je te dis : reprends-nous ces biens qui font ta gloire

Reprends l’âme, la vie, avant que ta victoire

Vienne à l’aide du temps lentement les ravir !

 

Va ! puisque c’est la mort, méchant fruit de tes veilles,

La mort, l’étroite mort qu’enfantent tes merveilles,

        Berceaux bâtis sous les cyprès,

Puisque c’est le néant que produit ta semence,

Je ne veux plus rien voir du germe qui s’élance,

        Quoiqu’il porte un fruit doux et frais !

 

Je ne veux plus rien voir de tes grandeurs divines,

Dont l’éclat immuable insulte à nos ruines,

        Débris entassés en tous lieux,

Je ne veux plus rien voir de ton dôme superbe,

Où brilla un flambeau d’or qui nous jette sa gerbe,

        Fiers regards qui blessent nos yeux !

 

Je ne veux plus rien voir ! Voile cette nature !

Reprends cet univers, cette noble verdure,

        Ce ciel de pourpre et de vermeil !

Reprends ce sol fleuri de tes moissons fécondes,

Cette mer formidable où vont mugir tes ondes,

        Reprends ton orgueilleux soleil !

 

Cache-nous la splendeur de tes astres limpides,

Autre mer où les mots s'amoncellent rapides,

        Suivant leurs éternels chemins !

Jette sur notre globe un vêtement livide !

Ouvre le sol béant, comme un sépulcre vide

        Qui doit engloutir les humains !

 

Plus de printemps chargés de semences divines,

Plus de monceaux de fleurs enlaçant les collines !

        Plus de prés, de bois, de buissons !

Plus qu’un désert immense et qu’une mer de glace,

Plus qu’un horizon morne où nul oiseau ne passe,

        Plus qu’un hiver pour les saisons !

 

Plus rien qui fasse croire à l’enfant doux et tendre

Que tu créas l’espoir pour grandir et s’étendre,

        Jusqu’à ton imposant séjour !

Plus rien qui, l’abusant sur sa vie éphémère,

Lui fasse en souriant écouter de sa mère

        Le fragile et mortel amour !

 

Que partout l’ombre pèse et qu’un sombre silence,

Sans se rompre jamais, préside à l’existence,

        Comme l’invisible remord !

Qu’aux lieux où l’homme passe une froide lumière

Fasse croire à l’horreur de cet affreux mystère

        De l’homme qui naît pour la mort !

 

 

 

Hermance LESGUILLON.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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