La demeure

 

 

 

                                    I

 

 

Demeure, où donc es-tu, toi qu’habitent mes rêves,

Mais où jamais pourtant je n’arrive et n’achève

                      Mon établissement,

Tant je te veux parfaite, unique et familière

Avec ton toit qui penche et ton manteau de lierre

                      Et certain vieux charme dormant ?

 

N’es-tu qu’un sourd désir que la fatigue enfante

Quand on a prodigué ses courses décevantes

                      Sans changer l’horizon,

Qu’une impossible halte un soir de marche lasse,

Qu’un peu d’éternité vers qui nous crions grâce,

                      Qu’un soupir de l’âme, ô maison ?

 

Chez toi viendraient s’asseoir les heures moins pressées,

Chacune nous offrant quelque belle pensée

                      Profonde sans effort,

Et dans le clair-obscur des longues rêveries

Là nous ferions durer si doucement la vie

                      Qu’elle échapperait à la mort...

 

Oh ! dis-moi qu’un pays terrestre te possède !

J’appellerai des vols d’hirondelles à l’aide

                      Pour guider mes regards ;

J’en ai la prophétique assurance secrète

Qui n’a jamais déçu la femme ou le poète

                      Tu m’attends déjà quelque part !

 

Oui, ta réalité s’avive et se précise,

L’ombre de mon bonheur à ta porte est assise

                      Et se tourne vers moi ;

Comme en nos souvenirs flottent de doux visages

Dont sur tous les objets s’évapore l’image,

                      Mon regard se voile et te voit...

 

 

 

                                    II

 

 

C’est près d’une bruyère où chuchote une source ;

Deux routes en partant pour leurs lointaines courses

                      Semblent s’y dire adieu...

Tu t’es choisi ce nid derrière une colline

Pour qu’avant de te voir tout mon cœur te devine

                      Et pense : Oh ! le cher petit lieu !

 

Là ta timidité se recueille et s’isole ;

Jusqu’au prochain village on prend la carriole

                      Dans les pressants besoins...

Pour s’incliner vers l’homme avec mansuétude,

Ainsi mieux vaut quitter les cris, la foule rude,

                      Et ne s’y mêler que de loin,

 

Je me hâte, colline, et de quel pas avide !

Déjà tout me prépare à la maison candide :

                      Cette vigne en arceaux,

La meule qu’on entasse et la gerbe qu’on noue

Plus bas, dans la prairie où le soleil se joue,

                      Les luisants furtifs du ruisseau...

 

Mais la tourelle a point au-dessus de la crête !

N’est-ce pas ma maison qui redresse la tête

                      Pour guetter mon retour ?

Telle sur son aimé l’amante réveillée

Suspend en souriant sa vue émerveillée

                      Aux premières blancheurs du jour...

 

Voici chaque fenêtre en sa chape de feuilles,

D’où vaporeusement un long regard m'accueille,

                      Un long regard très doux...

Oh ! Dieu, sous cet auvent de tuiles assombries,

Là se sont appuyées nos doubles rêveries,

                      Voici la chambre des époux !

 

Mes doigts tremblent d’émoi sur la grille qu’ils poussent,

Mon pied sur le perron craint de froisser la mousse,

                      Je saisis le heurtoir...

Est-ce un ressouvenir d’une fable d’enfance ?

J’entends ma vieille bonne, au pas lent, qui s’avance...

                      Est-ce un rêve ?... Qui peut savoir ?...

 

Non, cette maison-là je l’ai bien habitée !

Nos fantômes, au moins, déjà l’ont visitée,

                      Nos êtres les plus vrais !

Car, en frôlant ses murs d’une ardente caresse,

J’irais les yeux fermés, j’irais avec ivresse,

                      Dans ses recoins les plus secrets !...

 

De quel cœur défaillant j’entre dans cette salle

Où les derniers soupirs de l’horloge s’exhalent ;

                      Nous voici, regardez,

Nos apparitions brumeuses se confondent,

Nous, nos parents, nos fils, têtes blanches, et blondes,

                      À la grande table accoudés !...

 

Sous ce plafond de bois que de la main je touche ;

C’est ici qu’à Noël la neige en molle couche

                      Nous tient chaud du dehors

C’est à même cet âtre où j’adore la flamme

Que la vieille maison m’a dit toute son âme :

                      L’ivresse est trop forte, je sors...

 

 

 

                                    III

 

 

Je vais m’asseoir là-bas près de cette eau dormante

Où ma source rêveuse à mi-voix alimente

                      Des lotus éployés,

Sur ce gazon doré de fleurettes modestes

Que je laisse, à l’envi dès herbes qu’on déteste,

                      Croître sans peur du jardinier...

 

Ces arbres offriront à ma joie un asile

D’où je verrai leur ombre, de leur âme fragile,

                      Palpiter comme un vol

Sur le gravier d’or pâle et sur la maison blanche

Et sur tout mon domaine encadré sous tes branches,

                      Mon saule qui bénit le sol !

 

Là j’aperçois la ruche en paille où mes abeilles,

Dans leur ferveur intime à moi-même pareilles,

                      Pour d’autres font leur miel ;

Tandis qu’en s’abattant alentour mes colombes

Semblent semer de l’ombre opaline qui tombe

                      Des hauteurs pensives du ciel...

 

Puis voici deux bons yeux qui brillent sous la niche,

Car l’homme le meilleur, le maître le plus riche

                      N’est complet sans le chien ;

Je l’associe à moi, sur le vieux banc de pierre

Quand je songe le soir, à l’heure coutumière

                      Devant le grand mystère ancien...

 

Suprême ambition de mon humble royaume,

N’ai-je pas entrevu près du moulin qui chôme

                      Une vache paissant ?...

Tiède soirée de vie où mes enfants s’abreuvent,

Servante que l’on croit résignée à l’épreuve,

                      Mais qui, maternelle, y consent.

 

Oui, vous partagez tous ma terrestre fortune

Et le mystique amour de la maison commune

                      Auréole vos fronts,

Vous les frères cadets, héritiers de la peine,

Dont la bonté compose à la demeure humaine

                      La douceur d’un charme profond !

 

Douce non seulement pour les hôtes, ses maîtres,

Sitôt qu’un voyageur dans son enclos pénètre,

                      Il n’est plus étranger,

Tant ce charme qu’il goûte et ne veut pas comprendre,

Fait d’assoupissement habituel et tendre,

                      Ombrage de paix le verger...

 

Même le mendiant, le vieux traîne-guenilles

Dont la forêt nocturne est la seule famille,

                      L’herbe, le matelas,

Quand il passe, mordu de faim et de froidure,

Sur un signe secret de la maison, murmure :

                      « Confions-nous à celle-là ! »

 

 

 

                                    IV

 

 

Mais peu à peu le jonc s’envole de vos rimes,

Arbres qui vous doriez de la gloire unanime

                      Des nuages des cieux ;

Et sous l’astre qui naît si calme au-dessus d’elle,

Ma demeure devient une chose si belle

                      Qu’une larme en brûle mes yeux...

 

Oh ! de quel grand amour on peut aimer les choses !

Et de quel vague élan, malgré leurs lèvres closes,

                      Elles aiment aussi !

Comme sous leur sommeil on devine leurs songes !

Comme nos sentiments en elles se prolongent !

                      Mais rassérénés, adoucis !...

 

Ai-je bien tout nommé dans tes moindres parties,

Tout ce qui fait vers toi gémir ma sympathie,

                      Ô maison de mon cœur ?

De la chambre d’enfants qu’illuminent des rires

À l’escalier désert dont la courbe m’inspire

                      La mélancolie du bonheur ?

 

D’où te vient donc, le soir, cette gravité d’âme ?

Quelle religion ton silence proclame,

                      Et quel silence ému !

Alors que tour à tour, tes fenêtres s’allument

Et que ta rêverie, s’exhalant dans la brume,

                      T’unit à l’immense Inconnu !...

 

C’est que tu sens chez toi les morts, la foule sainte,

Tous mes prédécesseurs dont j’ai laissé l’empreinte

                      Et la mousse à ton seuil,

Pour qu’en tes corridors embaumés de lavande

Leur ronde, en bruissant, légère se répande,

                      Trouvant partout l’ancien accueil...

 

C’est qu’on salue d’ici l’entrée du bon asile

Où deux cyprès se font un long rêve immobile

                      D’un vieux deuil qui s’endort,

De sorte que le soir de ma dernière stance

Moindre sera la peine et courte la distance

                      Pour les porteurs et pour le corps...

 

Tu vois, j’ai respiré toute ton âme exquise,

Je sais tout maintenant et je t’ai bien conquise,

                      Ô mes chères amours !

D’un sourire attendri mes amis se répètent

« Il a rempli le vœu profond, l’heureux poète,

                      Il a sa maison pour toujours !... »

 

 

 

                                    V

 

 

Et cependant, jamais je ne t’ai vue encore !

Si parmi les pays sans bornes que j’explore,

                      Épuisé, vers 1e soir,

Quelque lutin tout bas vient, me dire : « Elle est proche,

Sa voix intime tinte en cet appel de cloche,

                      De ce tournant tu vas la voir »,

 

L’ombre bientôt me chasse et je poursuis ma route,

Aucune des maisons que j’interroge toutes

                      N’était Toi tout à fait,

Et je baisse le front et peut-être je pleure

Dès qu’un petit sentier regagnant sa demeure

                      S’enfonce, fuit et disparaît...

 

Demeure, mon amour est à bout d’espérance !

Quand je prolongerais mon inlassable errance

                      Jusqu’aux astres du ciel,

Je n’y verrais non plus en leurs chastes vallées,

Fût-ce en la plus lointaine et la plus isolée,

                      Ton modeste enclos éternel...

 

Car pour trouver le site où s’enchantent mes rêves,

Où ma fortune humaine en sa beauté s’achève,

                      Où se dresse l’abri,

– Ô ma maison vers qui j’ai chanté ma prière,

Pour te trouver parfaite, unique et familière,

Je sais le chemin, j’ai compris.

 

 

 

Paul Hyacinthe LOYSON.

 

Paru dans La Renaissance latine en 1904.

 

 

 

 

 

 

 

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