Les petits chagrins

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MARJOLAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a des personnes qui reçoivent beaucoup de la vie, qui sont entourées de sécurité, de confort, et qui ne semblent pas s’en apercevoir.

Il y a ainsi des petites filles qui ont tout ce qu’il faut pour être heureuses et qui se plaignent de ne pas l’être. Qu’il passe un léger nuage sur le soleil de leurs rêves, qu’un frisson d’anxiété ralentisse la chanson de leur cœur, qu’une ombre s’arrête à l’horizon de leurs espoirs, aussitôt elles se croient les plus malheureuses du monde.

N’inventent-elles pas leurs peines en se faisant des montagnes avec les petits chagrins qui ne sont, après tout, qu’une ondée d’avril, celles qui ont l’avantage de conserver la tendresse de leurs parents, qui ont le privilège des joies de la famille, qui jouissent de la liberté au sein d’un foyer heureux et qui ignorent la détresse des jours d’infortune ?

Tant de jeunes filles apprennent de bonne heure la tristesse des épreuves, subissent sans cesse de nouveaux chocs, et ne cherchent que timidement à se composer un bonheur fait de toutes petites miettes, tant elles craignent de demander quelque chose à la vie qui les meurtrit ! Tant de jeunes filles ne goûtent plus qu’en souvenir le charme indéfinissable du chez-soi, et songent avec regret aux jours doux qui ne reviendront plus ! Il y en a tant qui restent orphelines, sans appui, sans protection, et tant que leur courage seul soutient en face de la tâche pénible de chaque jour ! Il y a tant de celles-là qui seraient heureuses de ce que les autres croient être une vie malheureuse, et qui sauraient apprécier un tel bienfait à sa juste valeur !

Mais, les petites filles qui s’ennuient, qui se plaignent de la vie, celles qui s’imaginent que leurs chagrins sont plus gros que ceux des autres et qui pleurent parce qu’elles sont lasses de sourire, celles-là ne songent pas aux malheurs d’autrui. Elles songent encore moins qu’un jour le véritable malheur s’installera dans leur cœur que déchirera alors une réelle douleur ; qu’à son heure, la souffrance viendra, angoissante et lourde, que son souffle de glace éteindra sans pitié les étoiles méconnues qui leur auront vainement offert leur scintillante lumière.

Elles ne savent pas, sans doute, que

 

        « Tous les cœurs sont des nids où chante l’espérance,

        » Et les flocons de neige, avec indifférence,

        » Des cœurs comme des nids font taire les chansons.

                                                                 (P. LEMAY.)

 

et qu’il leur faut la chaleur de l’espérance pour faire fondre le poids des neiges et favoriser une floraison nouvelle. Elles ne savent pas qu’il y a souvent, dans le monde, de grands bonheurs faits d’un mélange de joies et de douleurs ; et que, pour ramasser les miettes qui en forment la mosaïque, on se pique douloureusement aux épines.

Et alors, pour des riens, des petites filles qui devraient être heureuses broient du noir. Elles deviennent les esclaves de leurs maux imaginaires, de leurs idées sombres, ou, parce que la mode veut que la jeunesse soit blasée, elles gâchent leur vie d’ennui, quand il y a tant de choses à faire, tant de bien à accomplir, tant d’œuvres à aider, pour employer le temps si précieux.

Les petits chagrins sont les petits cailloux de la vie quotidienne. Chacun les trouve sur son chemin, chacun subit leur désagréable rencontre. S’y heurter fait toujours mal. Cependant, il n’y a pas lieu de s’arrêter lâchement pour se plaindre de la rudesse de la vie. Est-ce que la première brise douce qui passe ne chasse pas le nuage sombre ? Est-ce que la première fleur qui s’épanouit ne refleurit pas le cœur désolé ? Le premier rayon qui sourit ne fait-il pas oublier les craintes et évanouir toute tristesse ?

Non, les petits chagrins n’empêchent aucunement d’aimer la vie, ni de la trouver bonne. Ils glissent assez légers entre les rêves et les espoirs des jeunes filles pour que l’aube rose d’une joie nouvelle les efface aussitôt et y ramène l’ensoleillement printanier.

Les petits chagrins rendent plus brillants les yeux qu’ils mouillent de larmes, mais ils n’empêchent jamais d’y resplendir la belle lumière de la vaillance et du courage.

 

 

MARJOLAINE, Gerbes d’automne, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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