Simple histoire

 

 

Dans ma maison demeure une brave servante,

Qui jamais ne lira Rousseau ni Condorcet ;

Elle ne sait pas lire, et n’en a, l’innocente,

                Pas le moindre regret.

 

Ses parents ne pouvaient l’envoyer à l’école,

Pauvres simples Bretons, courageux, n’ayant rien,

Sans cesse travaillant pour gagner une obole

                Et le pain quotidien.

 

Elle ne connaît point les lois de la grammaire,

Mais les lois du labeur et de la probité,

La confiance en Dieu, l’espoir dans la prière

                Et dans la charité.

 

Elle conte parfois gaiement sa triste histoire,

Ses précoces travaux, ses fatigues d’enfant ;

Elle garde à Paris, constamment, la mémoire

                De son toit indigent,

 

Des soucis qui troublaient la paix de sa famille,

Du blé de sarrasin que l’on payait si cher,

Des glanes dans les champs, des fagots de charmille

                Qu’on faisait pour l’hiver,

 

Puis aussi des beaux jours égayant le jeune âge,

Des fêtes de l’église et de l’autel doré,

Des miracles qu’on voit dans un pèlerinage

                À Sainte-Anne d’Auray.

 

À dix ans commençait son métier de servante,

Ce même dur métier qu’elle fait aujourd’hui,

Fidèle à son devoir, vive, alerte, et contente

                Dans la maison d’autrui.

 

Ses parents sont encor dans sa pauvre Bretagne,

Unis par le travail, faibles et souffreteux,

Et la plus grosse part de tout ce qu’elle gagne,

                Chaque mois, est pour eux.

 

Dans la saison mauvaise, ah ! comme elle est en peine !

« Mes vieux parents, dit-elle, à présent ont-ils chaud !

Ont-ils de quoi se faire un vêtement de laine.

                Et tout ce qu’il leur faut ? »

 

Pour elle, nul souci d’avenir ne l’agite,

« Dieu, dit-elle, est si bon ! Il sera mon soutien ;

Il m’a mise déjà dans un paisible gîte :

                Je n’ai besoin de rien. »

 

C’est ainsi qu’elle parle avec un franc sourire,

Et puis elle s’en va, disant son chapelet.

Quel malheur, n’est-ce pas, qu’elle ne puisse lire

                Rousseau ni Condorcet !

 

Elle apprendrait par là dans quelle erreur profonde

Elle a passé sa vie en tout temps, en tout lieu,

Puisqu’il n’est nul espoir au delà de ce monde,

                Puisque Dieu n’est pas Dieu.

 

 

 

Xavier MARMIER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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