Le colloque des morts

 

 

Je nourris dans mes espérances...

SOPH. Ant.

 

 

                    LE POÈTE

 

– Les compagnons deviennent rares.

Ô chers témoins du souvenir,

Qu’est le destin qui nous sépare

Et saura-t-il nous réunir ?

 

Je ne peux plus, même à voix basse,

Implorer, de ces mots fervents

Que sut tout homme de ma race,

La charité d’un Dieu vivant

 

Et nos augustes conseillères

Les grandes lois de l’Être font,

Immobiles dans leur lumière,

Un silence qui me confond,

 

Mais toutes choses sont permises

Que le Tyran ne défend point

Rien n’apparaît qui m’interdise

De rêver votre vie au loin.

 

 

                            II

 

Ô vous, ô vous, personnes blanches,

Pures des maux déjà soufferts,

Je vous distingue sous les branches

Du clos de myrte toujours vert,

 

Le long des souples asphodèles

S’éveillent des grands yeux surpris,

Je reconnais mes cœurs fidèles

Dans l’entrelacs du tamaris.

 

Vous n’êtes pas les formes vaines

Qu’une pensée en deuil revoit :

Que la présence soit certaine,

Que le bonheur aussi le soit !

 

– Vous êtes là, je veux entendre

Cette boule de votre sang,

Ce battement sonore et tendre

Qui nous consterne en faiblissant.

 

Vous revivez tells que vous fûtes

À la fleur de vos mouvements

Dans le rayon de la minute

Où vous étiez parfaitement.

 

Esprits vêtus de chair ignée,

Souverains maîtres d’un beau corps,

Celui qu’usèrent les années

Dans le caveau repose et dort.

 

 

                           III

 

Il a suffi d’une parcelle

Rayonnante de votre cœur

Qui, par les routes immortelles,

Choisît son vol vers les hauteurs.

 

Elle a laissé terres et lunes

Au même point qui s’effaçait,

L’orbite immense de Neptune

Loin d’elle s’évanouissait,

 

Elle a traversé dans sa course

La zone où brûlent le Lion,

Le Sagittaire, les deux Ourses

Et l’énigmatique Orion,

 

Elle a cueilli de sphère en sphère,

Comme de trésor en trésor,

Ce qui manquait à sa matière,

Ce qu’il fallait à son essor :

 

Pour renflammer les énergies

D’un vouloir âpre et combattu,

Broyant les herbes de magie

Avec les pierres de vertu,

 

Du vent de toutes les prières

Gonflant la toile de ses vœux

Et, par l’horreur du flot stellaire,

Recommandée à tous les dieux,

 

Elle a cherché, trouvé, que dis-je ?

Elle a peut-être fait jaillir

Des puits d’abîme et de vertige

Cette étoile de son désir.

 

 

                           IV

 

                       L’ÂME

 

– Vous m’attendiez, mes sœurs, mes frères,

Ô chères têtes, cœurs vibrants !

Des solitudes de la terre

Je me suis sauvée en courant.

 

Rassasiée, insatiable,

J’aimais tout, je ne voulais rien.

Ô vanité du grain de sable

Qui n’ignora que son vrai bien !

 

Mais votre deuil avec sa plainte

De regrets répandus trop tard,

Ce grand passé mort dont l’enceinte

Ne se franchit que du regard,

 

Tous ces points vifs de nos blessures,

Comme de membres amputés,

Font reconnaître la nature

De la profonde humanité !

 

Plus que l’amour la mort est sage,

L’épreuve immense seule instruit,

Mais les lumières d’un orage

Auraient pu dissiper ma nuit :

 

Souviens-toi, nous lisions ensemble,

Toi ce beau livre, et moi tes yeux.

Ta voix frémit, ma bouche tremble,

Tu fleuris du baiser de feu,

 

Je voulus te louer : – Brillante !

Le bonheur me chassait de moi

Et la parole défaillante

Cria, sanglota, j’étais toi !

 

 

                           V

 

Ce qui n’était que la merveille

Des rares fêtes de l’amour

Devient, quand l’âme se réveille,

Son pain doré de chaque jour.

 

Elle voit à 1’œil nu les fibres

Qui de son cœur aux autres vont,

L’attachement, qui nous rend libres,

À l’ombilic dont nous vivons :

 

Quelque avenir qu’elle imagine,

Tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a

Dit le baiser de l’origine

Qui la conçut et l’appela,

 

Les millénaires sympathies

De milliers d’êtres confondus,

La même ivresse ressentie

Par tant de couples éperdus :

 

Âmes sans nombre qui s’aimèrent,

Elles s’aiment en nous toujours,

Brûlant l’autel où s’allumèrent

Nos amitiés et nos amours !

 

Comme, au déclin de ses beaux membres,

Le saint oiseau se couche et meurt

Sur le charbon de myrrhe et d’ambre

Où renaît toute sa vigueur.

 

Ainsi tu es, je suis, nous sommes

Les cendres vives d’un foyer

Où sans attendre l’âge d’homme

Tout recommence à flamboyer,

 

Les feux sacrés rouvrent leur aile :

Sans rien admettre, quelle foi

Souleva ma jeunesse et quelle

Frénésie à sortir de soi !

 

Qu’est-ce donc qui tordit ces flammes

Et les rebrousse contre nous ?

Qui met la guerre entre les âmes

Et divisa ce cœur jaloux ?

 

– Ô Déesse génératrice

Des hommes et des animaux,

L’ordre est voulu par ta justice

De mesurer aux biens les maux.

 

Par toi s’élèvent de l’écume

Les miracles de la beauté,

En toi ruisselle l’amertume

De la parfaite volupté.

 

Tu nous décernes les couronnes

De l’amoureuse et de l’ami

Et tes oublis nous abandonnent

Aux vengeances de l’ennemi.

 

Ta douce loi dans nos entrailles

Honore le visage humain :

Ô déité des funérailles,

L’homme vit l’épée à la main.

 

Ce favori de Prométhée

À ton sourire eut une part :

Baise sa face ensanglantée

À l’embrasure du rempart !

 

Nous étions nés pour nous suspendre

À la guirlande du désir :

Le bien gagné reste à défendre,

Le nécessaire à conquérir.

 

Ta vie en fleur offrit sa rose

À ceux en qui l’amour a lui :

Hélas ! d’aimer la moindre chose

Je meurs de haine jour et nuit !

 

 

                           VI

 

         LE CHOEUR DES ÂMES

 

Ne parle plus de ces choses,

Hors desquelles tu bondis,

Fugitive qui te poses

Au bord de nos paradis,

 

Voyageuse qu’ont lassée

Les flots de haine et d’amour,

Beaux yeux de biche blessée

Ouverts et clos tour à tour,

 

Frémissante créature,

Air et foudre, neige et feu,

Qui gonflas ta veine impure

Du désir des demi-dieux,

 

La lumière qui t’inonde

Ô grain d’ombre qui vécus,

T’ouvre enfin le seuil d’un monde

Où l’esprit n’est pas vaincu !

 

Regarde, rien ne s’oppose

Au passage de nos cœurs,

Nos vieux, entends, se composent

À leur place dans le chœur,

 

C’en est fait des réticences

Qui gémirent dans ta voix,

Ni parole ni silence

Ne trahissent plus ta foi,

 

Aucun doute ne résiste

Aux splendeurs, aux puretés

Du rayon que tes vieux Mystes

Sans le connaître ont chanté,

 

Éternelle, Universelle,

Sans aller et sans venir,

Tu peux replier les ailes

Qui soutinrent ton désir :

 

Au plus chaud d’une tendresse

Qui ne se démente plus,

Vois quel mode d’allégresse

Choisira ton cœur élu,

 

Au penchant de nos prairies

Cent et mille ne font qu’un,

Unanime rêverie

Des volutes d’un parfum,

 

Volupté, béatitude

Qui devancent le soupir,

Idéale plénitude

Qu’il suffise de sentir !

 

Mais, suivant des destinées

Plus puissantes que la mort,

Même ici, l’âme bien née

Veut l’amour et veut l’effort.

 

Laissons errer une troupe

Dont les vœux sont indistincts,

Laissons fumer une coupe

Aux nuages incertains,

 

Laissons fuir et se répandre

Leur désir illimité :

Vers nous seuls nous pouvons tendre,

Combles de félicité !

 

Seule à seule, nos personnes,

Ivres des printemps du ciel,

Se reçoivent et se donnent

Dans leur feu spirituel,

 

Te connaissant toute entière,

Mon désir est plus profond

Si mes gouffres de lumière

Pénétrés te satisfont.

 

– Au delà des promontoires

s’élèvent nos bonheurs,

Quelle est cette arche de gloire,

Certitude de mon cœur ?

 

Qu’est le souffle qui t’emporte

Et la serre qui m’étreint,

Quelle grâce douce et forte

Dans nos cœurs et dans nos reins,

 

Et, flambeau de pleine aurore,

Désespoir de toute nuit,

Ce grand astre qui dévore

Et sans terme reconstruit ?...

 

 

                          VII

 

                    LE POÈTE

 

– Quel sens humain recevront ces paroles ?

Je ne les dis qu’aux amis anciens

Que j’ai connus sur les bancs de l’école :

Entre eux et moi la Mort est un lien.

 

Compagnons de lointaine adolescence,

Dites-nous s’il vous souvient comme à moi

De ces beaux soirs de haute incandescence

Où nous offensâmes la loi des lois ?

 

Jamais dans ses longs adieux à la terre

De la cime enflammée où bat son cœur,

Le soleil n’avait laissé son mystère

Développer cette amère splendeur.

 

Le globe en feu sur le parvis des ondes

Ouvrait l’ample chemin de pourpre et d’or

Où, pèlerins de la beauté du monde,

Couraient nos yeux comme un navire au port

 

Et nous buvions la topaze brûlée,

Nous nous gorgions de ce rubis sanglant,

Aussi longtemps que sa flamme exhalée

Auréola l’éphémère semblant.

 

Sainte beauté qui doit être immortelle,

L’heure des dieux ne se consomme pas :

Comment, clarté victorieuse, est-elle

Précipitée à de nouveaux combats ?

 

Nous le demandions au roi de l’Espace

– Ô mon Dieu, ce n’est pas toi qui nous fuis,

Mais la Planète où nos figures passent

Qui nous emporte au-devant de la nuit !

 

Livide hostie offerte à l’arche sombre

Qu’épanouit le ciel oriental,

Je suis lié dans les chaînes de l’ombre,

Je suis traîné sous le porche fatal.

 

Ô toi que nous appelions Terre-Mère,

D’où vient ton vol contraire à mon amour ?

Je suis né, je suis fait pour la lumière,

Accorde-moi d’éterniser le jour.

 

Tu le feras si ton cœur est le même

Qui Prométhée, Icare et Dedalus

A consumés de l’éternel problème

D’une clarté qui ne s’éteigne plus !

 

Tant de héros qu’engloutit ton abîme

L’ont reconnu, mesuré peu à peu !

Chaque sillon de la chute sublime

Nous approcha des semences du Feu.

 

Déjà, le Nombre asservi sait résoudre

Au vol du Temps l’Espace illimité :

Tu nous donnas les chevaux de la foudre.

J’attelle un char à leur galop dompté

 

Et, si tu veux, ô bénigne déesse,

À mes genoux, de tes flancs, va sortir

L’heureux Quadrige égalant ta vitesse

Pour la contredire et l’anéantir !

 

Tu presseras la fuite de ta roue :

Ma merveille d’art mortel obtiendra

De regagner du côté de sa proue

Ce que ta poupe immortelle perdra.

 

Je fends ton air, effleure ton écorce,

Tes mers, tes monts enfuis derrière moi,

Et m’affranchis, esprit devenu force,

De la fureur du céleste charroi :

 

Ô jours, ô nuits, ô cadence des heures,

Et vain conflit de leurs signes ardents !

Dans l’immobile infini tout demeure

Si j’ai cinglé d’aurore en occident.

 

Hôte et nocher de la pompe que l’astre

Accumulait à ce ponant vermeil,

Comme amarré sur un fauve pilastre,

J’aurai jeté l’ancre dans le soleil !

 

– Équilibré dans la clarté profonde

Qui nous sauvât des nocturnes horreurs,

J’ai renversé la manœuvre du monde

Et l’ai soumise à la loi de mon cœur :

 

Reine du cœur, immuable Hespéride,

Purifiés de l’étoile du soir

L’air et la mer ont effacé leurs rides :

Toujours t’entendre et sans cesse te voir !

 

Monte avec moi sur la nef magnifique :

Le saint flambeau qui ne se couche plus

Dore à jamais une seconde unique

D’espoirs comblés et de veux révolus !

 

Comme les jours, les saisons, les années

Épargneront leur offense à nos corps,

Nous abordons à l’île fortunée

Où des vivants se sont ri de la mort...

 

 

 

Charles MAURRAS,

La musique intérieure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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