Le Christ et l’artiste

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean C. de MENASCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis plus homme que pharmacien, plus homme qu’artiste ; trop souvent aujourd’hui le côté professionnel éclipse et supplante le côté humain. Est-ce un bien que de voir cette spécialisation professionnelle pénétrer dans le domaine le plus humain et le plus profond : la rencontre de l’homme et du Christ ?

 

 

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Sans doute restons-nous en partie nous-mêmes devant le Christ ; et notre métier laisse des traces dans notre personnalité ; l’humilité du centurion a une rudesse toute militaire : « Je dis : viens et il vient, va et il va » ; il reste quelque chose de l’adjudant dans son abaissement. L’humilité de Marie Magdeleine se ressent de ce qu’elle a été ; son abaissement est féminin et même un peu théâtral. L’un y va de sa moustache et l’autre de ses cheveux.

 

 

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Le Christ rejoint chacun de nous en se servant de ce qui lui est familier ; Pierre est plus ému et plus conquis par la pêche miraculeuse – il s’y entend en poissons et en filets – que par des miracles théologiquement plus grands. Péguy était ému par le style de Dieu.

 

 

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Plutôt que de classer les personnes en pharmaciens, étudiants, artistes, balayeurs, que sais-je encore ; ne conviendrait-il pas de les classer dans leurs rapports avec le Christ selon leur tempérament en optimistes et pessimistes, pénitents et innocents, froids ou passionnés, affectifs ou cérébraux, individualistes ou sociables. On trouverait peut-être un pharmacien parmi les passionnés et plus d’un artiste et des courtisanes parmi les calculateurs.

 

 

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Il n’y a pas plusieurs Christs, un Christ distingué pour gens du monde et un Christ pour masses ; il n’y a pas deux vérités. Le message chrétien est tout à la fois si simple qu’il peut être saisi par l’enfant qui balbutie un Notre Père et envoie des bras de sa mère un baiser au crucifix, et si profond qu’il confond les sages. Et le Christ ne change pas de ton et de registre quand il parle ; chez Saint Paul nous trouvons un certain souci d’adaptation (discours à Athènes) ; le style du Christ est toujours calme et simple, il s’enfonce dans les profondeurs sans effort : « Un homme avait deux fils. » Ses paraboles sont ouvertes et impénétrables comme un regard d’enfant.

 

 

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Le savetier parle bien de savates, le roi de ses royaumes, Dieu parle avec tranquillité, calme et profondeur de Dieu. L’artiste peindra-t-il d’autant mieux le Christ qu’il l’aura médité davantage. Oui et non.

« Qui me voit, voit Mon Père » ; et quand Jérémie a entrevu Dieu il ne peut plus balbutier que Ah ! Ah ! Ah

Il me semble que si j’étais peintre ou poète je ne saurais de gaieté de cœur prendre des notes ou des croquis au cours de l’extase : « Silentium laus tua. »

Je ne saurais volontiers considérer le Christ comme un élément de tableau, sous l’aspect masse et volume, alors qu’il peut me donner la fraîcheur et la brûlure de l’amour. Sans doute est-ce parce que je ne suis pas artiste que cette phrase d’Henri Heine me révolte : « Je fais avec de grandes souffrances de petites chansons. »

 

 

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L’artiste, le vrai artiste, combien sont-ils ? sait admirer, c’est beaucoup.

 

 

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Peut-on demander à un père chirurgien d’opérer son fils ? sa main ne tremblera-t-elle pas ? il faut une certaine dureté et impassibilité pour exercer son métier. Il faut le respect sans doute, sans quoi on est un boucher, mais il faut la désinvolture et même un certain sans-gêne, sans quoi l’art demeure entravé. De même l’artiste devra quand il s’attaque au Christ répéter en quelque sorte cette parole d’une sainte que l’extase empêchait de reposer et qui ne pouvait se livrer à son travail nécessaire après des nuits de ferveur : « Laisse-moi donc dormir Mon Dieu » ; Philippe de Néri faisait le bouffon pour ne pas tomber en extase et célébrer décemment le sacrifice de la messe. L’artiste devra dire au Christ : « Pardonne-moi de te considérer avec flegme, comme je regarde un arbre ou une mandoline. »

Je me demande si cette note n’est qu’une boutade. Saint Thomas pourtant me semble un bon modèle ; avant d’écrire il appuyait souvent sa grosse tête pensive contre le tabernacle, mais quand il écrit il est incisif, humain, raisonneur, très froid ; il parle de Dieu sur le même ton objectif que des autres sujets : « Videtur quod non » et il n’interrompt pas son discours par des « Ah ! mon Dieu, qui suis-je pour parler ainsi » ; il n’émaille pas sa prose sèche de ah et de eh, ni même d’élans émouvants et splendides comme Saint Augustin.

 

 

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Les primitifs donnaient à leurs christs ou à leurs madones des visages humains et vrais, des visages vus. Et ces visages ont la complexité, la richesse, le mystère insondable de la vie ; aujourd’hui on voudrait faire mieux, on médite le visage du Christ, on imagine un visage expressif, un visage divin ! et à force de penser à un tel visage on n’a plus qu’un volto, vidé de contenu humain et qui n’exprime qu’une idée, la douceur, la prière, la force ; pauvres masques présomptueux.

 

 

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L’artiste chrétien doit avoir le sens pictural des vérités chrétiennes.

Les primitifs ne revêtaient pas le Christ ou la Vierge d’habits européens, et ne les plaçaient pas dans des paysages italiens, français ou flamands par un naïf anachronisme ; leur désinvolture à l’égard de la vérité historique a des raisons plus profondes. Ils savent que le Christ est plus proche de nous que les gens de notre race ou de notre langue et ils traduisent cette vérité d’amour avec simplicité et efficacité en le plaçant dans un paysage familier.

 

 

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L’artiste n’a pas besoin de gonfler sa musette pour parler de Dieu ; la grandeur chrétienne n’est pas solennelle, et protocolaire mais affable et familiale. Yahveh, le Deus absconditus, le Dieu des armées que nul ne saurait voir sans mourir, « vous le verrez revêtu de langes ».

Sur le campanile de Florence le sculpteur a représenté la vérité par un moine joufflu, au sourire épanoui ; ce gros visage débonnaire et paisible en dit plus long sur la vérité qu’une demoiselle toute nue tenant un flambeau dans ses mains.

L’eau, le pain, le vin, l’huile ressemblent plus à Dieu que le parfum, les fleurs, les lumières et les éclairs, – ressemblance affirmée par Dieu lui-même. – Les vérités chrétiennes ne souffrent pas de transpositions ampoulées, rhétoriques, spasmodiques et redondantes.

 

 

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Peindre un paysage sans tomber ni dans le frémissement panthéiste ni la haine manichéenne, voir la nature comme notre petite sœur, que nous devons respecter mais avec laquelle nous pouvons jouer ; équilibrer en soi l’admiration et la joie buissonnière, c’est faire œuvre chrétienne.

 

 

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Les vertus chrétiennes de probité, de simplicité, d’humilité, d’amour et de respect, de joie, d’équilibre et d’allant ; l’équilibre de l’humanisme chrétien fait d’intelligence et de sensibilité où la chair et l’esprit sont respectés, peut en se transposant donner de grandes vertus artistiques.

La vision du monde catholique, romantique et classique, joyeuse et triste, grave et espiègle, permet une grande œuvre d’art.

 

 

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Le conflit entre l’art et la morale a fait couler beaucoup d’encre ; laissons les morts enterrer leurs morts ; l’artiste n’a pas de droit contre Dieu pas plus que le philosophe ou le politicien. Mais l’artiste chrétien ne devrait jamais être écartelé car en Dieu tout s’unit et s’harmonise.

 

 

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Corruptio optimi pessima ; l’œuvre la plus immorale selon moi n’est pas quelque affreuse fontaine où une dame nue se prélasse en équilibre instable avec des poissons ; mais l’œuvre où l’ambiguïté dévie. Le saint Jean-Baptiste du Vinci qui ressemble étrangement à son jeune bacchus me semble être le tableau le plus volontairement immoraliste qui soit.

 

 

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Il n’y a pas de zones défendues ou de zones commandées pour l’artiste chrétien. Il a droit au cinéma, au ballet, au roman, à l’architecture, il a droit à tous les sujets : « Tout est à vous. » Artiste chrétien ne signifie pas artiste pour jeunes filles ou pour séminaristes. L’artiste a même le droit de descendre dans les abîmes à condition qu’il n’y ait pas en lui de complaisance et de connivence.

 

 

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Le manque de connivence ne signifie pas manque d’amour ; « Dieu fait pleuvoir sur les bons et les méchants » ; Dieu donne de belles qualités morales et intellectuelles à des gens qui ne pratiquent pas et la vie sourit souvent aux pécheurs. L’artiste chrétien n’a pas besoin d’être plus royaliste que le roi et plus moralisateur que Dieu ; il n’a pas besoin pour manifester sa foi de toujours faire mourir le coupable dans les affres du dénuement.

Dieu dirige le drame de ce monde et ce drame n’a rien d’un roman édifiant. Ne pas avoir de complaisance ne signifie pas être un prêcheur aigri plein de refoulements et de ressentiments.

 

 

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Nous devons sans doute au christianisme le ferment qui travaille sans cesse les arts des civilisations occidentales ; le « Soyez parfaits » met au cœur de notre civilisation un dynamisme et une instabilité permanente. Les arts qui fleurissent sous d’autres religions sont presque figés.

De même on doit au christianisme un art bondé de richesse ; la multiplicité des problèmes, des vues, des conflits, des aspects de la vie est un legs chrétien ; l’amour, la femme, le vin, la guerre, les dieux sont des thèmes éternels, mais l’orchestration de ces thèmes doit beaucoup au christianisme.

 

 

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L’artiste n’a pas le droit de faire passer en contrebande du mauvais art en se servant de grands sujets ; il n’a pas non plus le droit de réduire le sujet, autant que faire se peut à néant, afin de mettre en vue son art. L’artiste n’a le droit d’être ni sournois ni vaniteux. Quand le grand sujet et la valeur technique se complètent, on a l’art qui satisfait le plus complètement l’homme : les grandes cathédrales, la Divine Comédie, La Passion selon Saint Jean de Bach.

 

 

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L’art pour l’art vide l’art ; l’art politique asservit l’art ; l’art pour Dieu est un équilibre.

L’incarnation, les mystères, les sacrements troublent les philosophes et les primaires ; la Vérité faite chair et non pas livre ; le Don de Dieu communiqué à travers l’eau, le pain ou le vin, voilà de quoi leur faire perdre leur belle assurance. L’artiste comprend un peu mieux que l’esprit puisse se communiquer totalement dans un geste ; l’œuvre d’art le dispose à entrevoir le mystère de l’universel devenu personnel.

 

 

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Un savant pourra plus facilement qu’un artiste tomber dans le piège du déisme ou du protestantisme, d’une religion dépouillée de rites, au beau système bien clair. L’artiste qui a le sens de la vie comprend tout de suite que ces systèmes sont trop épurés pour être profonds.

 

 

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La clarté d’un côté et l’obscurité de l’autre ; deux et deux font quatre et le Grand Inconnaissable. Un petit univers bien précis et un grand inconnaissable soigneusement ratissé et mis tout d’un côté ; voilà l’univers qui plaît aux philosophes et aux mathématiciens ; l’artiste sait que le mystère se maintient au cœur des choses et que la clarté guide vers l’obscurité.

« Vous entrerez, vous sortirez et trouverez des gras pâturages. »

 

 

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La cartésien avec ses idées claires et sa mécanique est gêné par le mystère, le sans-gêne, l’apparence illogique de la vie. Le romancier au contraire comprend facilement que l’obscur s’éclaire par le plus obscur et qu’expliquer un être, c’est souvent le découvrir plus bizarre et non pas plus logique.

L’esprit scientifique a besoin de symétries flatteuses et suspectes. L’artiste n’a pas peur de la vie et de son mystère qui n’est pas l’absurde mais déjà la surabondance qui déjoue l’effort d’inventaire.

 

 

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L’artiste, plus facilement que le physicien ou le mathématicien, peut comprendre qu’entre Dieu et ses fidèles « l’amour soit intervenu avec ses dérangements énormes et sa logique extravagante ». L’amour de Dieu, le moteur immobile (disent les autres) est comme une femme qui met sens dessus dessous sa maison pour chercher un sou (dit-il de lui-même). Le calculateur n’arrive pas à comprendre un tel remue-ménage pour un si piètre résultat et que la Raison de l’univers se soit revêtue d’une chair, ait eu soif et se soit assise fatiguée sur le bord d’un puits.

 

 

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L’art a pour ultime ambition de jouer un rôle sacerdotal, de sanctifier la nature et de la ramener vers Dieu. L’artiste chrétien prête une voix à la créature silencieuse et lui permet de satisfaire son aspiration la plus profonde : la louange.

 

 

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La vie chrétienne est mépris de la terre et vie cachée en Dieu ; mais c’est l’amour et non pas la pénurie qui doit nous détacher de toutes choses.

Après la multiplication des pains, le Christ commande de rassembler les fragments afin que rien ne se perde. L’artiste fournit au Christ une des corbeilles qui sauvent, en l’unissant au Christ, tout ce qui dans la nature a quelque valeur ou quelque beauté. Rien ne saurait se perdre ; l’enfer ne devra recevoir que de la haine et une humanité vidée de substance.

 

 

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Quand l’artiste chrétien peint un tableau d’église, il ouvre sur le mur une porte par laquelle l’âme entre, sort et trouve Dieu. L’artiste profane éveille l’imagination, l’artiste chrétien éveille l’amour. Quelle joie que de créer une œuvre assez belle pour guider et soutenir l’âme vers Dieu, assez humble et assez effacée pour ne pas la bloquer par sa beauté même. L’artiste chrétien comme Virgile guide les hommes jusqu’au seuil du Paradis à partir d’où il n’y a plus ni guide ni chemin.

 

 

 

 

Jean C. de MENASCE.

 

Paru dans La Relève en 1941.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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