De la fraternité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adam MICKIEWICZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUEL sens politique attache-t-on chez nous au mot sacramentel de fraternité, inséré dans le symbole officiel de la République ? Les rois entre eux s’appellent frères. Ils ont le droit de se donner mutuellement ce nom si beau. Ils ne reculent pas devant le sacrifice que leur impose le devoir de fraternité. Ils le mettent au-dessus de toutes les considérations secondaires de politique territoriale ou commerciale. Lorsqu’il s’est agi de sauver la personne royale de leur frère Louis XVI, les monarques de Prusse et d’Autriche, d’Angleterre et d’Espagne, catholiques, schismatiques ou luthériens oublièrent leurs anciennes querelles politiques, s’unirent tous, dans un intérêt de famille, contre la nation française, et ne cessèrent de la combattre que lorsqu’ils eurent remis leur cousin en possession de ce qu’ils regardaient comme sa propriété. Aujourd’hui même, nous voyons quelle peine se donne le roi de Prusse pour ramener de l’exil son frère le grand-duc de Bade.

Au premier bruit des victoires des Hongrois, l’empereur de Russie déclara publiquement qu’il prenait sur lui de sauver son frère d’Autriche, dût-il pour cela sacrifier son dernier écu et son dernier soldat. L’empereur de Russie a tenu parole. Nous sommes convaincus que tout autre souverain d’Europe, dans un cas semblable, agirait de même. Les rois nous donnent là un exemple que les peuples doivent s’empresser d’imiter. Les enfants de la terre sont plus sages que ceux qui se prétendent les enfants de la lumière.

La guerre, qui depuis un demi-siècle continue de troubler l’Europe, est une guerre de familles : guerre entre la grande famille royale, une et indivisible, et les peuples, membres épars de la grande famille européenne. La victoire se déclare pour ceux qui remplissent le mieux leur devoir de fraternité. Ce devoir, le peuple français en a le sentiment profond, il l’a fait éclater dans les jours de février.

Si ce sentiment ne s’est produit en actes, la faute en est aux hommes politiques auxquels le peuple avait alors remis le pouvoir. Quelques-uns de ces hommes ne comprenaient pas l’importance du nouveau dogme de la solidarité, d’autres l’exploitaient dans l’intérêt de leurs partis. On égara ainsi l’opinion publique, ce qui fut plus tard la source de la malheureuse issue de la manifestation du 13 juin.

Cette manifestation devait avoir pour but d’appeler l’attention du peuple français sur les dangers de son frère le peuple romain. Rien de plus légal et de plus humain. Cependant la manifestation manqua son but. Le gouvernement en eut peur ; le peuple s’en défia : on rappelait avec terreur et tristesse les suites de la manifestation faite, il y a un an, dans l’intérêt de la Pologne.

Alors le peuple de Paris s’était levé comme un seul homme ; il ne voulait qu’une chose, il voulait montrer à l’Assemblée souveraine de ses représentants qu’il était prêt à accomplir son devoir de fraternité envers la Pologne. Il espérait que l’Assemblée, après avoir fait la revue morale de cette innombrable armée du monde nouveau animée d’un si saint enthousiasme, sentirait son omnipotence à l’égard du vieux monde, et aurait le courage de prononcer le mot de salut. Le peuple ne voulait que cela. Mais les hommes de parti qui s’étaient mis à la tête du peuple de Paris, au lieu de suivre ses instincts généreux, crurent qu’il était d’une meilleure politique de saisir l’occasion pour changer, quoi ? le système du gouvernement ? Non, la forme du gouvernement, le personnel des gouvernants ! Ils ont fait ainsi avorter ce beau et grand mouvement ! Ils ont compromis le principe de la fraternité internationale, et en ont retardé le triomphe pour longtemps.

Et pourtant, tôt ou tard, il faut que ce principe triomphe.

Ce n’est pas seulement l’esprit politique nouveau qui l’exige ; l’esprit de famille, la morale individuelle y sont également intéressés. L’époque actuelle est éminemment politique. Auprès du foyer domestique du plus pauvre des paysans on entend discuter les affaires des nations. Nous nous y intéressons comme s’il s’agissait de celles d’individus de notre connaissance.

Les nations sont devenues des personnes de connaissance pour tout le monde : tout le monde en demande des nouvelles chaque jour. On devient ami et même amoureux d’une nation, on en déteste une autre ; on les bénit, on les maudit. Les passions autrichienne et hongroise, russe et polonaise, agitent également les habitants de l’Élysée et ceux de la plus élevée des mansardes de Paris. Ces amours et ces haines étaient inconnues à nos ancêtres : ils ne haïssaient que ceux à qui ils faisaient la guerre, ils ne voulaient du bien qu’à leurs alliés. Maintenant chaque citoyen a des rapports d’alliance ou des démêlés politiques avec toutes les nations de la chrétienté. Il se croit personnellement obligé de s’informer de leur conduite, et d’en apprécier consciencieusement la moralité. Il y cherche des exemples, des règles de conduite.

Le gouvernement est à la recherche des moyens de moraliser le peuple. Il n’y en a pas de plus simple et de plus efficace que de lui donner l’exemple de la moralité. Voulez-vous rétablir parmi les particuliers la religion du serment et de la parole donnée, commencez par observer le serment et la parole politiques qui vous engagent envers les nations. Vous vous plaignez de l’affaiblissement de la foi, de l’égoïsme, du manque de charité ! Vous n’en avez pas le droit. Le meurtrier à qui vous demanderez ce qu’il a fait de son frère, le père dénaturé à qui vous reprocherez d’avoir abandonné ses enfants, l’usurier impitoyable que vous accuserez d’avoir ruiné son voisin vous demanderont à leur tour ce que vous avez fait de Rome, de la Pologne et de la Hongrie !

Dans les siècles de la théocratie les yeux des peuples étaient fixés sur le prêtre. Le prêtre enseignait ; le prêtre, par son exemple, montrait comment on doit pratiquer l’enseignement. À notre époque politique, la position qu’occupent dans le monde les hommes politiques leur impose ce double devoir.

 

 

 

Adam MICKIEWICZ, 5 septembre 1849.

 

Recueilli dans Adam Mickiewicz,

par Léon Kolodziej,

Seghers, 1970.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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