Quelques mots sur la poésie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

O. V. de L. MILOSZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. – Accompagnement des rites magiques de l’Homme de Piltdown ; gardienne, avec toutes les religions pseudo-primitives, du souvenir obscurci de la « vie sous Chronos », illustrée, dès les temps sumériens et thinites, par des œuvres telles que le « Juste de Babylone » ou l’« Hymne au Soleil », intimement associée, enfin, à la grande illusion de l’évolution, la Poésie, poursuite passionnée du Réel, semble appelée, en tant qu’ordonnatrice des archétypes, à survivre non seulement à notre civilisation mécanique, mais à l’Espace-temps lui-même.

 

2. – Toutefois, cet art sacré du Verbe, par cela même qu’il jaillit des profondeurs secrètes de l’Être Universel, nous apparaît plus rigoureusement lié qu’aucun autre mode d’expression au Mouvement spirituel et physique dont il est le générateur et le guide. Et c’est bien pour cette raison qu’il s’est séparé de la Musique, langage avant tout affectif dès l’aube du Panhellénisme, et que, tout en les dominant, il a participé aux incessantes transformations de la pensée religieuse, politique et sociale. Sacerdotal aux époques archaïques, épique au moment de l’expansion coloniale grecque, psychologique et tragique vers le déclin des dionysies, chrétien, théologique et sentimental au Moyen Âge, néo-classique dès le début de la première révolution spirituelle et politique que fut la Renaissance, romantique, enfin, c’est-à-dire ensemble mystique et social avant et après 89, il a toujours suivi en pleine conscience de ses terribles responsabilités les mouvements mystérieux de la grande âme populaire.

 

3. – Après Goethe et Lamartine – le grand, le très grand Lamartine de la « Mort de Socrate » – la poésie, sous l’influence des charmants romantiques allemands de second ordre et celle aussi d’Edgar Poe, Baudelaire et Mallarmé, a subi une sorte d’appauvrissement et de rétrécissement qui l’ont orientée, dans le domaine du subconscient, vers les recherches curieuses, certes, parfois même remarquables, mais entachées de préoccupations d’un ordre esthétique presque exclusivement individuel. Ce petit exercice solitaire n’a d’ailleurs abouti, chez neuf cent quatre-vingt-dix neuf poètes sur mille, qu’à des trouvailles purement verbales constituées par des associations imprévues de mots ne traduisant aucune opération intérieure, mentale ou psychique. La fâcheuse déviation eut pour résultat de créer entre le poète et la grande famille humaine une scission et un malentendu qui subsistent jusqu’à nos jours et ne prendront fin qu’avec l’apparition d’un grand inspiré, d’un moderne Homère, Shakespeare ou Dante initié, par le renoncement à un petit « moi » souvent vide et toujours étriqué, au secret le plus profond des masses laborieuses, plus que jamais vivantes, vibrantes et tourmentées.

 

4. – Ainsi donc, depuis environ un siècle, l’activité des littérateurs s’exprimant en vers ou en prose rythmée, s’inscrit presque tout entière sous le signe d’une recherche de la « poésie pure ». Ces deux termes, dont le rapprochement trahit de prime abord une préoccupation quelque peu puérile, demanderaient à être précisés. Malheureusement, ils ne deviennent à peu près intelligibles qu’au bout d’un long processus d’élimination. S’ils ont un sens, ils ne peuvent désigner qu’une poésie qui écarterait de son domaine la religion, la philosophie, la science, la politique et jusqu’aux influences que pourraient exercer sur le poète les méthodes et les tendances de toutes les autres branches de l’art. La « poésie pure » serait de la sorte une poésie de la spontanéité à la fois la plus profonde et la plus directe.

 

5. – Cette poésie pure, qui donc oserait s’en proclamer l’artisan ou même seulement le juge ? Si c’est un art reconnaissable à la qualité de l’émotion qu’il procure, il ne peut être que d’une nature extrêmement mobile, ductile, subordonnée aux réactions des tempéraments et aux influences de temps et de lieu. La « poésie pure » est, par conséquent, celle qui, par sa nature la plus secrète, échapperait à toute tentative de définition. Elle serait, c’est entendu, « intérieure », ennemie de la rhétorique, lyrique... peut-être, car le lyrisme lui-même est déjà plus qu’à demi répudié par de « purs » notateurs de petites sensations. D’ailleurs, la substitution de terme laisse subsister toute la difficulté. Qu’est-ce que le « lyrisme pur » ? Où finit l’effusion, où commence l’éloquence ?

 

6. – On pourrait nous répondre que la poésie pure, tout en apparaissant indéfinissable, existe dans le fait et qu’il suffit, pour la découvrir, d’être doué du sens nécessaire. Nous demanderions alors humblement de quel côté la cherchent et dans quelles œuvres la trouvent ces esprits aristocratiques et ces âmes d’élite qui ne s’enivrent sans doute pas d’Homère avec les portefaix de Naucratis ou de Milet, de Dante avec les ouvriers de Florence ou les gondoliers de Venise, et de Shakespeare avec son public de street-arabs de la Cité de Londres. La poésie pure, est-ce le combat d’Ulysse contre les prétendants, la descente d’Énée aux enfers, le Ciel de la Divine Comédie, Ballade et Oraison, le Song d’une nuit d’été, le cinquième acte de Bérénice, la fin de Faust ? Est-ce Ulalume, l’Élégie à Diotime, l’Après-midi d’un Faune ? Ou, plus simplement, est-ce la poésie de ce temps, celle qui ne trouve pas de public, la poésie des « méconnus », la poésie des médiocres que nous sommes tous sans exception, et qui ne se lisent même plus entre eux ?

 

7. – Il est permis d’affirmer, sans aucun parti pris, ni la moindre intention de paradoxe, que le monde, depuis bientôt cent ans, n’a pas produit un seul poète, j’entends un vrai poète, digne d’être comparé à quelqu’un de ces grands fleuves accueillants aux chalands comme aux galères dorées et qui charrient magnifiquement dans leurs eaux impétueuses et profondes du bon et du mauvais, du limon nourricier et du sable, mais selon un rythme souverain et dans un cours offrant tout ensemble l’image de la fixité des choses divines et de l’écoulement des générations. Que subsiste-t-il du Parnasse et du symbolisme ? Que restera-t-il, dans une vingtaine d’années, de l’énorme et creuse production poétique de nos jours ?

 

8. – Dans le fond, cette recherche de la poésie pure dérive en droite ligne du maniérisme des écoles dites « esthétiques ». Sous des noms différents, elle faisait déjà l’objet de nos discussions, vers 1895, au Kalissaya, premier bar américain de Paris, qui compta parmi ses habitués mes amis Oscar Wilde et Moréas. Et je n’oublierai jamais le regard de réprobation que me valut, de la part du poète irlandais, la préférence que je marquais un jour, au milieu d’un entretien sur Shelley, le grand ancêtre de l’esthétisme, pour le bâcleur Byron, disciple du classique Pope, et qui n’a pas hésité, dans le sublime Manfred, le plus humain, le moins romantique des poèmes, à reprendre et traiter à sa manière le large, l’éternel thème prométhéen.

 

9. – Mais le moment est venu de nous demander ce que sera la poésie de demain. Disons tout de suite qu’elle ne sera certainement pas la fille de celle d’aujourd’hui, si soucieuse de ne s’adresser ni à l’humanité, ni même à une aristocratie, rejeton qu’elle est d’une bourgeoisie universelle à son déclin.

 

10. – La poésie de demain naîtra de la transmutation scientifique et sociale qui s’accomplit sous nos yeux. La grande guerre, dernier ou avant-dernier soubresaut du capitalisme et de l’impérialisme, attend encore son aède. Qu’elle s’arme donc pacifiquement de patience. Ce sont les conséquences spirituelles des évènements et non les évènements eux-mêmes qui suscitent les inspirés. La révolution russe voudrait créer de toutes pièces son chantre. Mais ce n’est pas par l’application mécanique d’une doctrine matérialiste, que l’on appelle à la vie un ordre social nouveau, encore moins un poète.

 

11. – Cette poésie qui sera, bien entendu, tout le contraire d’un art didactique, contribuera dans une large mesure à réaliser la synthèse intérieure des grandes découvertes de la physico-chimie, de l’astronomie et aussi de la préhistoire et de l’histoire archaïque. Le monde égéen, sumérien et asianique, sort lentement du tombeau. On commence à déchiffrer les écritures ibériques, minoennes, étrusques. À l’antique prestige oriental, les terres d’occident opposent déjà un passé qui s’étend de la mer des Sargasses aux rivages hamitique, ionien et juif de la Méditerranée. La mythique unité du monde prend de plus en plus figure de réalité appelée à exercer une influence immesurable sur l’unification religieuse et politique de la petite planète Terre.

 

12. – Une nouvelle mystique s’élabore qui, parlant de bases scientifiquement éprouvées, semble, à travers une métaphysique nouvelle, devoir rejoindre les dogmes anciens et y reconnaître, pénétrée d’intuition cartésienne (car le « rationaliste » Descartes est un des ancêtres de l’intuitionnisme moderne), à la fois l’alpha et l’oméga de la Raison Pure.

 

13. – La forme de la poésie nouvelle sera vraisemblablement celle de la Bible : une large prose martelée en versets.

 

14. – Il est possible aussi que rien de tout cela n’arrive et que la petite poésie étique d’aujourd’hui soit le radotage de l’épuisement définitif et de la sénilité. Mais ce serait là le signe non pas du tarissement d’un art, mais de la fin d’une humanité. Qui sait ? peut-être sommes-nous beaucoup plus vieux, et plus blasés, et plus éloignés de Dieu que nous ne pensons, que ne le pensait le Timée de Platon lui-même. S’il en est ainsi, il ne nous reste plus qu’à souhaiter qu’apparaisse du moins un nouvel Ézéchiel et qu’il sache aussi bien que l’ancien hurler au milieu des éclairs : voici la fin ! La fin vient sur les quatre extrémités du pays ! Maintenant, la fin vient sur toi.

 

 

 

O. V. de L. MILOSZ.

 

Paru dans O. V. de L. Milosz (1877-1939),

collection Les Lettres, Éditions André Silvaire, 1959.

 

 

 

 

 

 

 

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