Le lion d’Arles

 

 

Depuis que Dieu me garde sur la terre des vivants, il est un lion qui me regarde, les deux narines au vent. Le chasseur qui est en quête n’assaille pas l’hippogriffe des rochers, car c’est un lion de pierre accroupi sur le mont Gaussier.

 

Au soleil, la grande bête semble d’or, à certains jours ; pensive et solitaire, à certains jours, elle semble dormir. Mais quand s’irrite la bise, se courrouce le monstrueux animal : il hérisse sa fourrure et rugit au mistral.

 

Une fois, je me dis : « Grimpons vers le lion ! » et, quand je fus devant lui, il me prit le vertige, en voyant son dos énorme, rouge et fauve, où oxycèdres et genièvres lui fournissent la crinière qui flotte au précipice.

 

« Ô vieux monstre, lui dis-je, sphinx horrible et colossal, dans ton savoir je viens chercher le destin des Provençaux : Parle, toi qui sens courir sur ton mufle le troupeau noir des nuages, toi qui vis monter les tours et tomber les châteaux-forts. »

 

«Le lion, bonasse et brave, me répondit : « Bienvenu soit le félibre que j’attendais, accroupi sur le mont Gaussier... Et puisque tu veux que je parle, je franchis cinq cents ans, tout d’un bond, et nous voici : Le lion d’Arles, m’appelaient les Provençaux.

 

« Assis sur la gloire de César, de Constantin, par noblesse et par beauté, j’ai régné sur les Latins : les marins, fiers de ma face qui chamarre l’antique pavillon d’Arles, me saluent aujourd’hui encore dans le Golfe du Lion !

 

« Quand ma tête se dressait sur les vagues de la mer, quand me traitait de cousin le lion du grand saint Marc, moi, j’ai vu dans Saint-Trophime resplendissant de lumière les rois d’Arles couronnés, les vaisseaux couvrir mon fleuve et tout Arles exulter.

 

« Moi, j’ai vu la république, s’enivrant de liberté, dans la clameur populaire élire ses podestats ; moi, j’ai vu terreurs et pestes et tempêtes ; j’ai vu Rome dans Avignon ; et de toute noble fête j’ai été le compagnon.

 

« Mais tout passe et tout fatigue ; enthousiasme devient ennui ; à la nuit le jour fait place ; tel riait qui pleure aujourd’hui... Et de tout rassasié, je m’en allai, gueule bée comme un lézard, vieux et triste, oui, je revins une nuit dans le désert.

 

« Et perdu dans la pierraille, n’ayant plus griffes ni crocs, à la cime des Alpilles je vins me pétrifier... Maintenant, écoute : La Provence, pour défense, n’a plus d’ongles, comme moi... et sans cesse, pourtant, elle pense à sauter sur l’échelon.

 

« Par la ruse ou le négoce que s’élève qui voudra ; par les armes et le tumulte que triomphe qui pourra : toi, Provence, trouve et chante ! et marquante par la lyre ou le ciseau, répands-leur tout ce qui charme et qui monte dans le ciel ! »

 

Et le grand lion de roche sur lequel croit la broussaille, où s’accroche le genièvre, cela dit, rentra dans le silence. Au soleil qui venait de poindre s’irradiaient toutes les hauteurs du ciel ; et, ravi, mon cœur songeait à Mireille, à Calendal.

 

 

 

ENVOI

 

À Paul Mariéton.

 

Mariéton, beau conquérant, toi qui as fait tien mon pays, et qui fais boire ses chanteurs dans les fêtes de l’été ; de Saint-Cloud jusqu’à San-Carlo, de Monte-Carlo jusqu’aux sommets de Lyon, crie : « Gloire au lion d’Arles ! » car ce lion a l’œil sur toi.

 

 

 

 

Frédéric MISTRAL.

 

Recueilli dans Poètes provençaux contemporains,

« Les grands écrivains de toutes les littératures »,

2e série, tome 3e, 1888.

 

 

 

 

 

 

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