Vers inscrits sur l’album

de la Grande-Chartreuse

 

 

En voyant ce séjour sombre et silencieux,

Où du divin moteur la puissance est empreinte,

Le voyageur s’étonne, et contemple avec crainte

Ces abîmes profonds, ces sommets sourcilleux,

Ces forêts de sapins, dont le triste feuillage

S’étend comme un long crêpe, emblème des douleurs ;

Ces nuages flottants, ces légères vapeurs,

Qui glissent sur les bords de l’enceinte sauvage ;

Ces vieux débris du temps, ces rocs minés par l’âge,

Autrefois dans les cieux fièrement élancés,

Maintenant sur la terre au hasard dispersés.

Frappé de tant d’objets dont la grandeur l’accable,

Il s’arrête, il écoute ; une voix formidable

Se fait entendre au fond d’un gouffre ténébreux ;

C’est le torrent à peine échappé de sa source,

Roulant avec fracas dans ses flots écumeux

Les débris du rocher qui retardait sa course,

Et les sapins brisés par les vents orageux.

Mais ce n’est point assez ; ici tout est miracle :

Bientôt il est ému par un plus beau spectacle,

Par la vertu modeste et sublime à la fois

Des saints qui de Bruno suivent les saintes lois.

Venez, sages du jour prodiges de lumières,

Qui rayez l’Éternel de vos lois éphémères ;

Et vous, ambitieux, l’effroi de l’univers,

Venez, pour un instant, venez dans ces déserts

De la Religion admirer les merveilles ;

Tant de bienfaits cachés, tant de pieuses veilles ;

Ce mépris de la mort, cet oubli des honneurs,

Ce doux contentement au milieu des douleurs ;

Et voyant les effets d’un courage suprême,

Apprenez le grand art de régner sur soi-même.

Ici, de la grandeur l’éclat s’évanouit ;

Devant l’humilité, la vanité fléchit,

Par de faibles vieillards la puissance est vaincue,

De l’ennemi du ciel l’audace est confondue,

Il voudrait blasphémer, il demeure sans voix,

Et frémit en secret pour la première fois.

Dans un calme nouveau les passions se taisent ;

Les regrets insensés, les vains désirs s’apaisent :

Tous ces rêves du jour, dont l’erreur nous séduit,

Qui diffèrent si peu des rêves de la nuit,

Se dissipent soudain, comme une ombre légère :

L’âme prend son essor, abandonne la terre,

Et pour la diriger luit un rayon des cieux.

Que sont les intérêts d’un monde que l’on quitte ?

Là, de l’éternité l’on touche la limite ;

Là, tout excite en nous des sentiments pieux ;

Le son lent et plaintif de la cloche qui tinte,

Le cloître où l’œil se perd, ce jour mystérieux,

Ces cantiques sacrés dont retentit l’enceinte :

Tout élève l’esprit à Dieu qui seul est grand,

Et de nos vanités atteste le néant.

D’un zèle antique et pur conservateurs fidèles,

Qui cueillez de la foi les palmes immortelles,

Ah ! ne regrettez pas nos impures cités,

Nos folles passions, nos trompeuses délices :

Pour les heureux du monde, elles ont des supplices

Plus rigoureux cent fois que vos austérités.

Votre âme reste libre au sein de l’esclavage,

Et de la liberté nous profanons l’usage ;

En frères vous vivez, et nous, en ennemis ;

Par le souci rongeur nos fronts sont obscurcis,

Sur les vôtres jamais on ne le voit paraître ;

Sujets capricieux, nous servons plus d’un maître,

De l’Éternel lui seul vous recevez la loi ;

Et ce jour de la mort, pour nous si plein d’effroi,

Qui vient si promptement, que jamais rien n’arrête,

Pour vous, lorsqu’il paraît, devient un jour de fête.

 

 

Gabriel de MOYRIA.

 

Recueilli dans

Choix de poésies morales

et religieuses, 1837.

 

 

 

 

 

 

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