LES RUINES

 

1re Méditation.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred NETTEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous ne sommes point de ceux qui, prompts à désespérer de l’humanité, lèvent tristement les mains sur une société expirante et qui avec une de ces philosophies passives qui savent tout souffrir et ne savent rien empêcher, s’abandonnent sans lutte et sans efforts aux courants qui roulent vers les abîmes en emportant peuples, institutions, croyances, lettres, arts et trônes dans leurs grandes eaux. Ces suicides prématurés sont la perte des nations, et nous n’envions point à Brutus et à Cassius, qui se percèrent de leur épée au commencement de la bataille de Philippes, le titre de derniers des Romains. Nous aimons mieux ouvrir de nouvelles routes à notre patrie que de clore ses destinées sur notre nom ; et l’on ne nous verra point, tant qu’il y aura une espérance, déserter le champ de bataille où nous avons planté notre drapeau. Aussi notre première pensée a-t-elle été de montrer une route ouverte à la jeune France, de lui donner vue sur l’avenir avant de nous occuper des désolations du présent, de réchauffer son courage en lui présentant dans le lointain l’image étincelante de la victoire, pour qu’elle eût la force de surmonter les obstacles et les périls sans cesse renaissants du combat. Tant que la jeunesse française sera pour nous, nous ne désespérerons point encore.

Lorsque les assassins de César l’entourèrent, le poignard à la main, sur le vestibule du sénat, il se défendit d’abord seul contre tous, et ce ne fut qu’après avoir vu Brutus parmi les assaillants qu’il s’écria : Et toi aussi, mon fils ? et il livra sa poitrine aux poignards, en se couvrant la tête de son manteau. La littérature française doit faire comme César ; tant que la jeune France ne sera point parmi les assaillants, elle peut, elle doit se défendre ; tant qu’elle n’aura point à dire : Et vous aussi, mes fils ? il n’est point temps encore pour elle de se couvrir la tête de son manteau.

Renversant à dessein l’ordre chronologique, nous avons dit les tendances et l’avenir de la littérature, avant d’avoir envisagé son état actuel. Il faut maintenant revenir sur nos pas et nous lancer à travers ce chaos devant lequel reculeraient les plus fiers courages. En suivant la route que nous avons choisie, nous avons fait comme des voyageurs qui prendraient, par le Paradis de Milton pour arriver à l’Enfer du Dante ; nous avons, pour ainsi dire, enveloppé nos lecteurs des fraîcheurs du ciel, nous les avons humectés d’ une divine rosée avant de leur faire traverser, avec nous, ces torrents de bitume et ces fleuves de flammes dont est sillonnée cette époque damnée qui semble bouillir dans une immense fournaise d’où s’échappent des grincements de dents et des hurlements sinistres qu’on appelle, je ne sais pourquoi, la littérature du XIXe siècle.

Lorsque nous nous recueillons dans la solitude de nos pensées en face de ce spectacle de désolation et de désespoir, il nous vient à l’esprit une idée : c’est que dans le tableau qui se déroule devant nos yeux il y a quelque chose de pareil à cet amas de ruines qui contriste les regards du voyageur assis sur les lieux où furent Memphis et Babylone. Là, ce ne sont que des pierres qui couvrent le sol, des palais et des édifices qui se sont écroulés, des remparts et des temples qui sont en poussière ; ici, ce sont des ruines morales, des débris de croyances, un vaste renversement de sentiments et d’idées ; ce n’est plus seulement le corps défiguré d’une société expirée dont les outrages du temps emportent chaque jour quelque chose, c’est son âme même, son âme immortelle, livrée aux vers du sépulcre et aux lentes corruptions de la mort.

Non, lorsque Volney assis sur les ruines de Palmyre évoquait dans ses mélancoliques méditations les siècles écoulés ; lorsque son imagination relevait ces murailles écroulées, remplissait ces rues désertes et ces temples vides, lorsqu’il comparait ce mouvement et ce bruit de vie qui les animait autrefois à cette immobilité de la tombe et à ce silence de la désolation ; non ses pensées n’étaient point encore aussi tristes que les nôtres. Les ruines matérielles des villes et des empires ont leur poésie. Chaque peuple a sa mission sur la terre ; quand il disparaît c’est qu’il l’a accomplie, c’est qu’il a vécu sa vie, c’est qu’il a clos ses destinées. Ces immenses débris laissés sur le sol sont comme les ossements des sociétés détruites que les nations vivantes mesurent avec une curieuse terreur, agenouillées devant ces dépouilles colossales et ces cadavres géants. Joignez à cela le travail continuel de la nature qui jette à pleines mains ses magnificences et ses joies sur ces pages de deuil, couronnant de fleurs les ruines, versant la vie sur ces créations de main d’homme condamnées par leur origine à la mort ; regagnant chaque jour un pied de ce terrain que la vanité humaine avait usurpé sur elle, et y arborant ses couleurs en répandant les flots d’une éternelle verdure sur la cendre des empires et la poussière des cités. Mais les ruines morales qui frappent nos regards n’apportent ni ces consolations ni ces compensations avec elles. Ce qu’un homme d’État disait en 1814 du plus grand génie de ce siècle, on pourrait presque le dire du siècle lui-même : « C’est un cadavre, seulement il ne pue pas encore. » Toutes les formes extérieures sont bien debout, toutes les apparences de la vie subsistent, mais l’âme qui soutient le corps de sa force, qui le réchauffe de sa chaleur d’âme, n’y est plus ; si vous mettiez la main sur le cœur de cette société, vous le trouveriez froid ; si vous touchiez du doigt ce corps qui semble intact et entier, il s’en irait en poussière comme ces morts étranges qui, restés debout sous le coup de la foudre, ne sont plus que cendre dès qu’on les a touchés. On dirait que la société s’est comme pétrifiée sous ce vent d’immoralité et d’athéisme qui a soufflé sur elle pendant tout un siècle, et l’on éprouve une terreur indéfinissable à découvrir que sous ces formes de vie il y a le néant, et que le ver du sépulcre habite déjà le cœur pendant que les extrémités semblent encore se mouvoir et s’agiter sous l’influence de ces convulsions nerveuses qui tourmentent les cadavres. La mort dans ces caveaux funèbres où nos froides dépouilles vont dormir sous la sauvegarde de la croix, la mort attriste mais ne surprend pas. Le spectacle des cites en ruines, dernier monument des nations éteintes et des sociétés éclipsées, ce spectacle remplit l’âme de douleurs et de mélancolie, mais les mystérieuses harmonies de ces débris matériels, avec une grande existence sociale et politique détruite et évanouie, satisfont l’âme tout en l’affligeant. Ce qui serre notre cœur d’une tristesse profonde, ce qui verse l’amertume sur toutes nos pensées, ce qui remplit l’âme de terreur et de désespoir, c’est de sentir tout à coup au milieu d’une société debout, au milieu des villes dont les murailles sont restées fermes et hautes, au milieu de nations qui semblent pleines de force et de vie, c’est de sentir la formidable présence de la mort ; c’est de respirer tout à coup je ne sais quelle odeur cadavéreuse, c’est de voir son cœur défaillir sous un air glacé, qui souffle des tombeaux ; c’est d’être obligé de se dire au sein d’un simulacre d’existence, à la lueur des rayons menteurs d’une lumière factice, à mesure qu’on avance à travers ces nations d’où la vie morale et intellectuelle s’est retirée, à travers ces régions où le soleil des croyances a cessé d’échauffer et de luire, c’est d’être obligé de se dire en joignant de terreur les deux mains sur sa poitrine : Dieu, qu’il fait froid !

Comme cet empereur romain dont parle l’histoire, la société actuelle meurt debout. Ceux qui ont parcouru la Sicile se souviennent de ce couvent célèbre où la terre, jouissant de la propriété de dessécher et de conserver les corps, les moines, à une certaine époque de l’année, revêtent de leurs anciens costumes toutes les grandeurs de la terre auxquelles ils ont accordé l’hospitalité de la tombe, ministres, papes, cardinaux, guerriers et rois, et, les rangeant sur deux files dans leurs vastes catacombes, font passer le peuple à travers cette haie de squelettes, et effraient les vivants d’une immortalité de cadavres. Eh bien ! ce couvent sicilien est l’image de notre état social. Sous ces habits d’apparat dont on décore les arts et la littérature, il n’y a point de cœur qui batte, et ce sont des morts qui attachent sur tous des yeux fixes, éteints et froids quand vous demandez au siècle où sont les inspirations, où sont les arts, où est la littérature. Ne réveillez point les échos de ces ruines morales et intellectuelles ; là où retentirent les divins concerts de Racine ; là où le fier génie de Corneille jeta vers le ciel de si mâles accents ; là où Bossuet, suspendu entre le ciel et la terre, semblait parler la langue divine à son terrestre auditoire, vous n’entendrez plus que des cris sauvages, un bruissement étrange et de rauques clameurs, de même que le cri du chacal ou les croassements des oiseaux de proie, répondaient seuls à la voix du voyageur invoquant l’ombre de Palmyre. Comme ces bourreaux qui étendaient jadis sur le chevalet les vierges chrétiennes, ils ont pris la littérature française et l’ont baignée dans le sang et trempée dans la boue des arènes. Elle est là, étendue à terre, mutilée comme une madone de marbre que des iconoclastes auraient jetée à bas de son piédestal, sans vie, sans force, sans couleur, toute couverte des pâleurs de la mort, livrée aux insultes et aux outrages des bourreaux, qui ont assouvi leurs infâmes débauches sur ce corps qui déjà n’est presque plus qu’un cadavre, insultant ainsi par leurs atroces voluptés la chasteté qu’ils n’ont pu vaincre et qui s’est retirée tout entière dans le cœur.

Comment, partie de si haut, la littérature française est-elle descendue si bas ? Comment un édifice qui semblait bâti pour des siècles est-il déjà en ruines ? C’est ce qu’il importe de rechercher et de dire.

Lorsqu’on est assis sur les débris d’une ville renversée, on repasse dans sa pensée les causes qui ont amené sa chute et présidé à sa destruction ; on examine le terrain sur lequel la dernière bataille a été perdue ; on cherche de l’œil le dernier monticule où les braves ont tenu ferme, et où, après avoir tourné la tête pour jeter encore un regard sur leur patrie, ils sont morts en la défendant ; comme Germanicus, dans ces plaines fatales dont le triste aspect rappelait des souvenirs plus tristes encore, on se dit en soupirant : « Ici les légions furent enfoncées par la cavalerie, ici les aigles romaines tombèrent sur un tas de cadavres, ici mourut Varus ; ou bien encore on cherche à deviner par quel pan de muraille la conquête entra dans Babylone ou dans Palmyre ; car les conquérants sont comme des fleuves taris : ils laissent après eux un vaste lit creusé dans les ruines. Alors les générations écoulées sortent de la poussière, l’imagination repeuple ces solitudes, les fléaux de Dieu se redressent de toute leur hauteur dans ces plaines désertes et ces villes silencieuses. On revoit les César et les Alexandre, et l’on assiste à ces effroyables batailles d’Attila, dans les plaines catalauniques.

La littérature, et par ce mot nous entendons l’ensemble des arts de l’intelligence, la littérature aussi a eu ses conquérants, ses dévastateurs, ses barbares, qu’il faut évoquer sur les débris qu’ils ont laissés derrière eux. Ces invasions, si effrayantes dans le monde matériel, ne l’ont pas été moins lorsqu’elles se sont renouvelées dans le monde des idées, et leurs suites ont été peut-être plus déplorables encore. Il importe de dire par qui furent frappés les premiers coups dont nous voyons aujourd’hui les conséquences dernières ; il importe de suivre dans toutes leurs phases ces efforts inouïs de désorganisation et ce travail de ruines ; il est nécessaire de montrer par quelle porte et par quel pan de muraille la destruction et la désolation entrèrent, en se donnant la main, dans la littérature ; comment ce champ, couvert de si belles espérances, apparut tout à coup fauché et nu comme une plaine où deux armées se sont rencontrées ; comment on n’aperçoit plus de tout côté que des statues à terre et des piédestaux vides, comment il semble que la génération actuelle ait mission de faire tout périr jusqu’aux débris. Dans le monde intellectuel, comme dans le monde des choses, il y a des Attila, des fléaux de Dieu, qui, nés pour détruire, résument par leur nom toute une époque de renversements. Pour répondre à notre évocation, leurs bannières vont se redresser à côté des ruines qu’ils ont faites. En soufflant sur la poussière du temps, vous verrez qu’il y a un cachet sur tous ces fragments informes que le bras des destructeurs a entassés, vous comprendrez l’énigme de cette dissolution morale dont vous êtes les douloureux témoins, et qui n’est que le dernier terme d’un immense ébranlement qui date de plusieurs siècles ; vous toucherez du doigt le vice qui ronge le cœur de cette société et de cette littérature, et alors, jeunes hommes, vous, nos amis et nos frères, capables de créer, parce que vous êtes capables de croire ; dignes de la liberté, parce que chez vous la liberté n’est point un calcul, mais une foi, ce sera à vous d’animer de votre esprit toutes ces froides dépouilles ; ce sera à vous de dire aux cadavres du dix-neuvième siècle : « Levez-vous et marchez ! »

 

 

Alfred NETTEMENT.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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