LES RUINES

 

6e Méditation.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alfred NETTEMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand siècle se développait devant moi dans sa gloire, et je me pressais de saluer toutes ses majestés ; majestés du talent et majestés de la vertu, majestés du pinceau et majestés de l’épée, car il y a une limite au-delà de laquelle le génie donne des couronnes et vous fait rois. En présence de cette grande figure de Louis XIV, le génie de la royauté se révélait à moi. La royauté, qu’est-ce autre chose que la tête d’un empire ; son intelligence, son âme, un phare immense qui, dominant l’étendue, projette sa vaste lumière sur les eaux qui viennent battre le pied de la tour ? La royauté, qu’est-ce autre chose qu’un géant dont les pieds sont sur la terre, et le front dans la nue ; une puissance qui n’a point d’égale ici-bas, et qui, pour rencontrer un maître, est obligée de lever les regards vers les cieux ? La royauté, n’est-ce point la personnification d’un peuple en un homme à qui des millions d’hommes ont dit : « Souviens-toi que notre sang coule dans tes veines, souviens-toi que derrière ton épée il y a des millions d’épées ; notre gloire sera la tienne, et si l’on nous insulte, la rougeur de notre honte, c’est sur ton front qu’elle sera. Quand on te nommera, on aura nommé tout un peuple, toute une époque ; tu es le drapeau qui conduit et qui résume l’armée ; tu es le symbole d’une nationalité, tu es la grande unité sociale ; tu n’es plus un homme, tu es le roi. Roi, porte la tête haute, le cœur plus haut encore, et souviens-toi, à chacun de tes actes, du grand mot de Louis XIV : aux jours de la prospérité publique, il put dire qu’il était la France, car aux temps des revers de la patrie, il voulait traverser son royaume à cheval, en tenant à la main la lettre qui lui aurait annoncé la perte de sa dernière armée, pour aller à la tête de cent mille Français s’ensevelir sous les ruines de la monarchie. C’était là un sublime commentaire de ce mot : la France, c’est moi ! »

Il me semblait que c’était la voix du peuple elle-même qui définissait ainsi la royauté à la vue du grand prince qui, de tous les monarques, sentit, pensa, agit le plus en roi. Je reconnaissais que c’était là le plus beau trait du caractère de Louis XIV ; il avait jugé tout ce qu’il y avait de dignité dans ce nom de roi, de puissance dans le bout d’un sceptre.

Au milieu des splendeurs de la prospérité comme dans les épreuves et les revers, au milieu des brillantes magnificences du trône comme au sein des tristes solennités d’un lit de mort, environné des rayons de la victoire, ainsi qu’un soleil du matin, ou découronné de ses feux ainsi que le soleil du soir, Louis XIV, avant tout et malgré tout, sut toujours être roi ! C’est là sa gloire, son premier titre à l’admiration contemporaine, aux respects de la postérité. Napoléon, plus tard, porta mieux peut-être l’épée de général ; jadis Henri IV avait mieux porté l’épée de gentilhomme ; nul ne porta mieux le sceptre. Louis XIV, au milieu de tous ces grands hommes dont les noms représentent tous les genres de gloire, laisse à chacun la place qui lui appartient. Il n’est ni soldat comme Charles XII de Suède, ni écrivain comme Frédéric de Prusse, ni artisan et ingénieur comme Pierre de Russie ; mais il est plus roi qu’eux tous ensemble ; mais l’épée de Condé et de Turenne, les lauriers de Corneille et de Racine, le compas de Vauban et la sagesse de Colbert, forment comme une auréole autour de son royal génie. Il ne fait point tout par lui-même, mais il est l’âme qui meut tous les ressorts, il est le centre auquel tout aboutit, le pôle sur lequel tout roule. C’est pour cela qu’on ne peut pas le séparer de son époque, qu’elle n’a plus de signification sans lui, ni lui sans elle, et qu’on a défini le grand siècle quand on a nommé le grand roi.

Je ne pouvais rassasier mes yeux des merveilles de cet admirable tableau ; et, à la vue de cette foule d’hommes de la grande race qui s’étaient rencontrés à l’heure marquée par le doigt de Dieu pour donner ce beau spectacle au monde, j’enviais le sort de ceux qui, conviés à cette magnifique fête de la monarchie, descendirent dans le tombeau avant le commencement des mauvais jours. « Heureux, disais-je, heureux celui à qui le ciel accorda une place dans cet âge célèbre, cette place fût-elle étroite et obscure ! Heureux celui dont la Providence abrita le berceau à l’ombre du berceau du grand roi ! Heureux celui qui vit poindre cette lumière qui devait être le soleil de la monarchie et le phare de l’Europe entière ! Plus heureux encore s’il ne vit point le phare s’éteindre et le soleil mourir ! Heureux celui qui, témoin de tous ces miracles, vécut dans cette atmosphère de gloire et de grandeur ; qui put se dire en posant la tête sur son oreiller de mort : J’ai vu un siècle comme n’en ont point vu mes pères, un siècle comme n’en verront jamais mes enfants ! Celui-là est heureux entre tous les hommes par la date de sa naissance ! Mais malheureux ces convives qui, devançant l’heure ou la laissant passer, arrivèrent trop tôt ou trop tard ! Malheureux surtout ces tard venus de la monarchie qui, apercevant comme moi tout ce passé rayonnant de lumière et flamboyant de gloire, trouvent leurs ténèbres plus épaisses et leurs ruines plus affreuses. Malheureux ceux qui, comme moi, debout sur le seuil de l’Éden, ont évoqué la grande figure de la royauté sur sa tombe et l’ont saluée se levant à leur voix dans tout l’éclat de son antique majesté ! Malheureux, car elle devait bientôt disparaître sous la poussière des sépultures ; malheureux, car ils n’ont revu que pour le perdre une seconde fois ce dix-septième siècle, paradis perdu de la monarchie ! »

Tandis que je prononçais ces tristes paroles, le majestueux édifice devant lequel je m’inclinais était déjà ébranlé par de sourdes oscillations. Les splendeurs du dix-septième siècle pâlissaient ; ce ciel si pur se couvrait de nuages. Le dix-huitième siècle grondait dans le lointain, comme le Vésuve, ce formidable voisin de Naples, la grande et la belle ; de Naples, la perle de l’Italie. Avez-vous vu sur un lit de mort vos espérances et vos affections s’évanouir ? Avez-vous vu une tête bien chère se poser languissamment sur le chevet d’où elle ne devait plus se relever ? Avez-vous vu des regards, où rayonnaient la gloire et le génie, chercher une dernière fois la lumière, et s’éteindre ensuite sous des paupières lourdes et glacées comme les portes d’un tombeau ? Si vous avez été le douloureux témoin de ces lamentables scènes, si votre cœur a senti ce déchirement qui se fait dans les profondeurs de l’âme lorsque le nœud de l’existence vient d’être brisé dans un ami ; si vous avez contemplé ses déplorables restes, étudié ce visage, conservant, sous les pâleurs de la mort, l’empreinte de la pensée qui vient de se retirer, du sentiment qui vient de s’éteindre ; si vous avez mis la main sur ce cœur encore chaud qui achève, par un mouvement mécanique, ce battement que lui imprima une affection morale ; si vous avez cherché sur ces lèvres inanimées ce sourire de résignation et de mélancolie, que l’âme y laissa en passant comme un dernier adieu ; oh ! alors vous comprendrez le désespoir qui s’emparait de toutes les puissances de mon être, tandis que le grand siècle s’abîmait dans sa gloire, et que cet immense drap mortuaire que j’avais un instant soulevé, retombait sur cette époque, noir et lugubre comme la nuit. C’était comme un reflux de la mort, semblable à l’Océan, revenant engloutir ces richesses qu’il a révélées aux regards du soleil en retirant un moment ses nappes d’eaux, vaste et pesant linceul étendu par la main de Dieu sur des cités perdues et des empires oubliés.

El peu à peu toutes ces hautes renommées que je venais d’admirer disparaissaient sous ces vagues de la mort. Et Louis XIV passait, menant ce deuil immense, et je disais à Louis XIV : « Grand roi, pourquoi avez-vous emporté avec vous la fortune de la monarchie et le secret de la royauté ? » Le Grand Condé passait, et je lui disais : « Heureux qui peut vous suivre ! Rocroy et Lens n’auront point de postérité dans nos annales, la gloire et les Condé s’en vont. » Racine et Corneille passaient, et je leur disais : Il est loin l’âge des chefs-d’œuvre. Après le jour la nuit ; fils de la lumière, un habitant des ténèbres vous salue. Dieux de la littérature, ce fut de vos mains créatrices que s’échappèrent Cinna et Athalie ; et comme ces blocs cyclopéens sur lesquels les peuples et les empires ont posé leurs tentes, en traversant les âges, Cinna et Athalie, tout couverts de nos ruines récentes, sont restés debout. » Et les La Rochefoucauld, les Sévigné, les Grignan, les Pascal, les Arnault, passaient ; et je leur disais : « Heureux qui put vous entendre ! Monde d’intelligence et d’esprit, pourquoi ne fut-il point donné à celui qui vous évoque d’avoir, par la date de sa naissance, droit à la tombe où vous allez dormir avec tout ce qui fut grand en France ? »

Mais c’était en vain que je m’attachais au grand siècle, disparaissant lentement dans les profondeurs de l’éternité, comme Venise, cette reine des eaux, qui peu à peu rentre dans les mers d’où elle est sortie. En vain je m’élançais derrière tous ces illustres personnages qui s’en allaient, poussés par la main de l’histoire. Une invincible barrière s’élevait devant moi ; elle me repoussait en arrière ; et j’étais la comme l’Hamlet de Shakespeare, étendant douloureusement ses bras vers l’ombre de son père, détestant la vie, qui attache ses pieds à une terre maudite, et lui ferme l’accès d’une tombe chérie.

Déjà le grand siècle avait passé, ses magnificences ne brillaient plus que comme un reflet lointain. Ma tête était pleine de pensées de désespoir ; car je sentais que le dix-huitième siècle s’avançait, et que les mauvais jours étaient proches. Comment tant de grandeurs avaient-elles pu tomber si vite ? Comment l’édifice, qui semblait bâti pour l’éternité, s’est-il tout à coup affaissé ? Comment la France, qui paraissait assise pour jamais sur le trône des nations, en était-elle tout à coup descendue en secouant la poussière de ses pieds, pour reprendre sa route dans des sentiers semés de périls et d’obstacles ? Quelle époque je venais de voir s’évanouir, et par quelle époque allait-elle être remplacée ? L’apogée de l’élévation morale et le triomphe de la matière, ces hauts génies tuteurs de la société et gardiens des grands principes, et ces esprits de ténèbres, ces demi-dieux du chaos, qui se présenteront devant la société, la faux à la main comme des moissonneurs devant un champ couvert d’épis ; quels tableaux divers ! quelles histoires discordantes ! et comment se tourner vers un désert aride lorsqu’on sort d’une plaine toute parée de ses mille moissons ? Et je me disais en moi-même qu’il valait mieux se réfugier dans la vie brutale de ces hommes qui passent sur la terre sans exercer leur intelligence et sans élever leur pensée. Ce testament du grand siècle déchiré, comme celui du grand roi, me remplissait d’indignation et d’un douloureux abattement. La faible humanité, me disais-je, peut bien reculer devant un fardeau trop pesant pour elle, et prendre, sur les lèvres de l’Homme-Dieu en face de son Calvaire, les paroles de découragement qui repoussèrent un calice d’amertume. L’histoire aussi a son calice, et mes lèvres s’en détournaient. Enseveli dans ma douleur comme dans un linceul, je désespérais des destinées sociales, je comptais les débris qui m’entouraient ; je reconstruisais en idée les gloires qui venaient de s’en aller en ruines, lorsque j’entendis retentir derrière les derniers rangs du dix-septième siècle, à moitié disparu dans l’ombre, une grande voix qui disait : Vanité des vanités, tout n’est que vanité.

Je reconnus la haute figure de Bossuet, et sa parole de prophète qui tombait sainte et majestueuse sur la poussière de toutes les gloires. Tel il était sans doute, lorsque du haut de sa chaire il étalait le néant de l’homme et les magnificences de celui qui règne dans les cieux, en face d’une tombe ouverte pour recevoir les restes de la très-puissante princesse Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, précipitée, toute pleine de jeunesse et de vie, toute parée de beautés et de grâces, du faîte de la puissance dans la froide et obscure cité des morts. Tel il apparaissait, planant comme la main de Dieu sur toutes ces illustres têtes, courbées sous les enseignements pleins de terreurs d’une catastrophe si subite et si lamentable ; ou bien, tel encore, le front à demi couronné de cheveux blanchis par l’âge, prêt à laisser la chaire muette et l’éloquence chrétienne sans oracles, il consacrait au grand Condé les derniers accents d’une voix qui lui fut connue ; et, saisi d’une ineffable tristesse à la vue de la génération contemporaine, dont il avait déjà couché la meilleure part dans la tombe, sublime ensevelisseur de toutes ces gloires, il levait sur le grand siècle mourant ses vénérables mains ; puis, par un retour sur lui-même, marquant la place du pasteur au milieu du troupeau, il prononçait sur sa propre tête des paroles au retentissement lugubre et sourd, comme le bruit de la terre tombant, pelletée par pelletée, dans une fosse à moitié remplie.

C’est ainsi que Bossuet m’apparaissait à la suite de cette époque, dont il avait été l’apôtre et l’ornement. Et ma douleur se révéla toute entière à ses regards ; mes gémissements lui dirent : C’en est donc fait, tout meurt, tout s’en va, et le christianisme pleurant doit aller s’agenouiller sur la tombe de Bossuet pour ne plus se relever.

Mais tandis que je peignais le triomphe de l’erreur, la sérénité de ce front d’apôtre ne s’était point obscurcie, ce regard d’aigle, devant lequel il n’y avait point de ténèbres, ne s’était point voilé de douleurs, un rayon d’espérance éclairait cette physionomie, siège des célestes inspirations et des puissantes pensées, et Bossuet, regardant le dix-huitième siècle qui accourait à grands pas, semblait lui marquer la croix comme l’invincible obstacle au pied duquel il devait venir expirer. Où je voyais la ruine, il voyait le salut de la société ; où je voyais la défaite, il voyait la victoire. Tenant encore le masque dont sa formidable main avait dépouillé Luther et Calvin, il désignait, avec un sourire de pitié, Voltaire et Rousseau, à qui le protestantisme mourant avait légué son drapeau vaincu. C’était là, pour moi, un spectacle inexplicable, un problème dépourvu de solution, et je me perdais dans mes pensées comme dans un labyrinthe sans issue.

Tout à coup il me sembla qu’un voile me tombait de devant les yeux, et qu’une voix me disait : « Que le dix-huitième siècle vienne maintenant, il arrivera trop tard, sa cause est perdue. Le champion du christianisme l’emporte, son redoutable bras, poursuivant le protestantisme de détours et en détours, l’a précipité, tout meurtri de ses chutes, dans les bras du philosophisme, où il va se faire matérialiste et athée. Les religions changent la face du monde, les opinions philosophiques ne changent que la face de l’école, et devant Bossuet le protestantisme a perdu son avenir religieux. Rousseau et Voltaire ne sont que la monnaie de Luther et de Calvin. Le dernier anneau qui rattachait la vérité à l’erreur est rompu ; le divorce est complet, chacun marche sons son drapeau, les uns sous la croix du Christ, les autres contre ce signe de civilisation et de liberté. Laissez, laissez aller maintenant les eaux furieuses du dix-huitième siècle, qui, bondissantes et amoncelées, battent avec fureur la digue des âges qui les relient encore. Laissez, laissez-les s’emparer de la terre comme un autre déluge, dépasser les plus hautes montagnes, et couvrir de leurs vagues peuples, troncs, institutions, croyances et rois. Le triomphe des torrents passe vite, et les déluges s’affaissent sous la main d’en haut. Tandis que le christianisme, semblable à un ruisseau qui grandit à mesure qu’il coule, et qui, recevant dans son sein les rivières, emportant les lacs dans son cours, va se perdre, fleuve immense, dans cet océan qu’on nomme Dieu, le philosophisme, semblable à ces neiges fondues qui, roulant des Alpes en énormes masses d’eaux, emportent avec elles des bourgs entiers, n’est qu’une avalanche d’un jour, qu’on oublierait le lendemain, si elle n’avait point laissé derrière elle des malheurs et des ruines. »

Je vis alors que la plus belle victoire de Bossuet n’avait point été dans cette chaire, d’où il pleurait les hommes illustres, et d’où il donnait de si terribles leçons aux rois. Le triomphe par lequel il s’élève si haut dans l’histoire, c’est celui qu’il remporta sur le protestantisme. En ne lui laissant ni paix ni trêve, en ne lui permettant point de se reposer un moment sur cette base religieuse où il essayait de prendre pied ; c’est lui qui le força à jeter, de désespoir, le manteau de christianisme dont il s’était couvert ; c’est lui qui, en perçant à jour la forme protestante, contraignit l’esprit de révolution et de renversement à se réfugier sous la forme philosophique qui devait être celle de l’âge qui allait suivre.

Tandis que j’étudiais les conséquences de ce mémorable évènement, l’évêque de Meaux, à demi retourné pour rentrer dans le grand siècle, me les indiquait du doigt dans l’avenir. Je voyais les révolutions succéder aux révolutions, les ruines s’entasser sur les ruines ; le torrent du philosophisme avait tout englouti : le monde ancien semblait pour jamais disparu dans le sang et dans la boue. Mais quand les vainqueurs du jour voulaient à leur tour reconstruire un nouveau monde, il leur manquait la première pierre de l’édifice, il leur manquait une religion. Leurs mains frappaient de tous côtés les vagues pour leur demander cette base absente ; leurs yeux se tournaient en arrière, et ils réclamaient du passé cette religion nouvelle, sans laquelle on ne scelle point, dans la chaîne des temps, un anneau nouveau et de nouvelles destinées, et leurs yeux rencontraient le protestantisme vaincu sous les pieds de Bossuet. Alors il fallait encore reculer plus loin en arrière ; il fallait, pour remplacer le culte qu’on n’avait pas, se mettre à la suite du paganisme philosophique de Julien, et parodier ses impuissantes apostasies. Il fallait, par un anachronisme immense, innover avec des souvenirs, et retomber du haut de dix-huit siècles de civilisation dans le polythéisme absurde de l’antiquité. Et le dix-huitième siècle se débattait en vain contre cette nécessité que Bossuet lui avait faite, et l’apôtre lui montrait, avec cette ironie sublime qui terrassait le ministre Jurieu, les autels de la déesse Raison et de la déesse Liberté, et il l’invitait à asseoir, sur les marches de ces autels stupides, un monde qui dura autant de jours qu’avait duré de siècles le monde fondé par les douze pêcheurs sur la croix de Jésus-Christ. Je la voyais, cette époque superbe et railleuse qui avait accablé le principe religieux de ses insultes et de ses mépris, qui avait voulu élaguer le tronc de l’arbre comme on élague une branche inutile, qui s’était dit en elle-même : « Pour simplifier la machine du monde, j’en supprimerai ce rouage qu’on appelle Dieu. » Je la voyais, cette misérable époque, châtiée selon son crime et par son crime, je la voyais se tordre les mains de désespoir, demandant à son tour où elle retrouverait une religion pour asseoir un nouvel édifice, essayant de toutes les folies, parcourant le cercle de toutes les erreurs, et ne pouvant plus rencontrer nulle part ce qu’elle avait tant méprisé jadis, et ce qu’elle voudrait racheter à tout prix. Et, comme à ce spectacle, je craignais que cet océan sans rivages, qui couvrait les sociétés, ne les détruisit à tout jamais, et le christianisme avec elles, Bossuet, avant de rentrer dans les régions du passé, me montra la croix restée seule debout au milieu de cette immense destruction, dominant les murmures de l’orage, portée par les fureurs de la tempête, comme l’arche du premier déluge qui, montant à mesure que les vagues montaient, semblait la dominatrice de ces eaux qui, en se déchaînant sous elle, ne faisaient que la rapprocher du trône de Dieu.

 

 

Alfred NETTEMENT.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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