Juifs polonais

 

 

                                          I

 

Oh, tu es pour l’Europe, sérieuse nation juive,

Un monument, brisé quelque part en Orient,

Dont les débris en tout lieu dispersés

Portent chacun l’éternel hiéroglyphe !

L’homme du Nord, dans ses bois de sapins,

Quand il t’a rencontrée, ne peut que pressentir

Le solaire reflet de ta patrie qui, dans l’azur,

Comme Moïse dans les eaux du Nil,

A baigné ; et il dit : « Grand celui qui fut porté si haut

Et s’écroula ; et comme vous, se tait. »

 

 

                                          II

 

Nous, fils du Nord, à la crinière fauve,

Nous, nuages neigeux d’une neigeuse histoire,

Sans passer par la lettre, et sans quitter la terre,

Voyons directement les hauts-lieux du ciel ;

Comme les fils d’Agar, de par le fait du sol,

Et les fils de Sarah, de par la grâce de nos pères,

Avant les autres, et tout différemment,

Nous vous avons reconnus ; et non par fatigue ;

Lorsque le noble a partagé ses armes

Avec vous – il y mit la Croix qui ne ment pas *.

 

 

                                          III

 

L’histoire apparemment n’est qu’un désordre,

Mais en fait elle est force immense et harmonie.

Car c’est comme un contrat

Qu’un archange là-haut tient en sa garde.

Et voilà : aux pavés de Varsovie, le juif

Monte d’un même cœur que le Polonais

– Alors que les nations terrestres les plus riches

Lui offraient de ces croix, non dont on agonise

Mais dont on s’enrichit, il a préféré

Frapper du bras désarmé de David.

 

 

                                          IV

 

Ô sérieuse nation ! Glorieuse en tes fils

Qui n’eurent pas d’effroi dans l’orage mongol,

Défendant avec nous le Dieu de Moïse

D’un front de chevalier et d’un bras nu.

Fils aimés de l’histoire, qui opposent

Un haut geste aux barbares et disent : Je maintiens !

Je crois au signe, et non à la multitude.

Dès avant son néant, j’étais déjà sevré.

J’ai connu l’antique Nature, je hais le joug.

Je te ferai berger à cheval : sans bétail.

 

 

 

Cyprian Kamil NORWID, 1861.

 

Traduit par Yves Bonnefoy.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie espagnole,

Stock, 1957.

 

 

 

* La révolte des Polonais, qui allait éclater en 1863 en une insurrection armée, montait déjà en 1861. Le 8 avril, une grande manifestation patriotique dirigée contre l’occupant russe eut lieu dans les rues de Varsovie, avec la participation de très nombreux juifs. Le prêtre polonais qui portait une croix à la tête du cortège ayant été tué, un jeune juif de dix-sept ans souleva la croix et continua à la porter.