Un homme parmi les hommes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Imaginez un homme méditant un projet terrible, une entreprise qui semblerait folle aux esprits les plus audacieux – un homme qui garderait dans le secret de son cœur le dessein d’actions capables de bouleverser l’histoire, la vie et le monde ; supposez que cet homme ne puisse et ne veuille rien dire encore de ce qu’il pense faire, de ce qu’il accomplira et que nul ne comprenne, autour de lui, ce qu’il prépare. Imaginez son extase et son tourment. Seul, muet, à pas rapides, le regard absorbé, il va parmi la foule sans que personne tourne vers lui des yeux émerveillés, sans que personne le suive ou s’écarte à son passage ou le considère avec stupeur. Son aspect est celui d’un homme comme les autres. Il est en tout semblable à eux, par le vêtement, par le visage et par les formes de son corps : un homme parmi les hommes et rien de plus ! Il chemine par des rues où se presse tout un peuple et nul ne le montre au doigt, ils le regardent sans le voir ; à peine un oisif sourit-il de sa chevelure un peu en désordre et de ses airs de somnambule. Mais représentez-vous son âme, l’âme de cet homme qui passe, avec son invisible secret, parmi ces aveugles, qui passe au milieu d’eux, distrait et taciturne, et porte en lui le pouvoir de transformer leur vie entière, leur avenir, leurs destinées ; il se confond avec eux, son bras les effleure, il les heurte de l’épaule, mais il ne veut pas encore prononcer le mot, il ne veut pas accomplir l’acte qui tournera vers lui tous les regards, qui fera plier sous la sienne toutes les volontés, qui donnera la lumière à tous ces aveugles, qui proposera un verbe nouveau à leurs lèvres balbutiantes. L’homme s’en va de son pas hâtif, il emporte son rêve prodigieux, il se voit lui-même déjà au moment de la révélation, et par un divin mirage toute son ouvre se dresse devant lui. Il éprouve la joie de créer ; son cœur hardi bat à grands coups ; et ses yeux clairs s’ouvrent tout grands comme dans une ivresse charnelle.

Imaginez la, joie de cet homme au fol secret. Imaginez sa volupté aiguë quand il passe à travers l’indifférence ou les ricanements d’une foule qui ne sait rien de lui, qui le tient pour une partie d’elle-même, un atome quelconque de son vaste corps, un homme parmi les hommes et rien de plus. La multitude ignore ce qui se prépare sous le front de celui qui passe. Elle voit bien ses vêtements gris, sa démarche inégale, ses cheveux abondants, son visage maigre ; mais elle ne sait le distinguer de tant d’autres qui lui ressemblent. Et cependant un jour viendra où beaucoup chercheront dans leur mémoire quand et comment ils l’avaient vu ; où ils lui prêteront des discours et des paroles que jamais il ne prononça ; où ils jureront qu’ils l’ont connu de près et furent de ses amis au temps de son obscurité. Mais pour l’instant il n’est pas lui ; il n’est qu’un nombre, un élément, une unité, un citoyen, un nom, un feuillet de l’état civil. Son heure n’est pas venue encore. Les hommes ne voient qu’autant que leurs yeux le permettent et ils ne se doutent pas que sous les apparences communes de ce corps vit une pensée capable d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire du monde.

Il est semblable à un homme qui marche dans la nuit et porte sous son manteau une lampe allumée : et ceux qui la verront quand le manteau s’ouvrira seront éblouis. Il est semblable à un Dieu inconnu et il fera trembler celui auquel il adressera sa première parole.

 

 

II

 

 

Imaginez cet homme et ses pensées, vous tous pour qui je parle, multitude innombrable d’aveugles. Et ne le voyez pas comme un vain songe, comme une fantaisie d’un instant. Concevez-le comme une chose possible, comme une chose qui peut-être existera réellement, qui peut-être existe. Voyez-le donc, vous tous aux regards bornés, comme une chose vraie, réelle, présente, réellement existante, aujourd’hui, à cette heure, en ce moment, tout près de vous, parmi vous ! En vérité cet homme existe et se prépare. Je vous dis que cet homme chemine par vos rues, entre dans vos maisons et vous regarde au fond des yeux ! Il veille, il pense, il s’arme. Son temps n’est pas venu mais il viendra. Ses lèvres ne disent que les mots habituels à tous, mais à son heure elles diront d’autres mots. Il passe, humble, parmi votre foule agitée mais un jour il se dressera seul devant vous et tous le verront et tous se souviendront de l’avoir attendu en quelque moment éphémère de leur misérable existence.

Gardez-vous de ce solitaire, vous qui êtes le nombre. Son secret le ronge et le déchire mais il reste impassible et cache sa douleur. Son rêve l’exalte, l’élève, l’emporte jusqu’à la béatitude mais rien – pas même un sourire – ne trahit sa joie.

Homme terrible, qui semble être un tombeau d’espérances mais qui, au contraire, est un feu couvert prêt à jeter ses étincelles et à incendier vos villes souillées et mal sûres. Sachez le distinguer de la foule, unissez-vous pour lui courir sus, ne tardez pas à vous en rendre maîtres, et peut-être pourrez-vous éteindre sa lumière, peut-être réussirez-vous à étouffer sa flamme sous les cendres de vos songes morts.

Soyez en garde, veillez en tous lieux. Qui sait s’il n’est pas près de vous, à l’instant même ? – S’il ne passera pas, demain, sous vos fenêtres tandis que vous le suivrez un moment du regard ? – Si ce n’est pas lui qui s’est retourné hier pour vous fixer, comme surpris par quelque réminiscence ?

Vous ne savez d’où il viendra. Vous ignorez quels seront ses noms et ses origines. Pensez à toutes les révélations anciennes que précédèrent le silence et l’inconscience universelle ; songez à ceux qui virent le Christ enfant. Combien parmi eux devinèrent que cet enfant devait donner au monde un sens nouveau et aux hommes une nouvelle parole de vie ? Combien parmi eux surent prévoir que sa tête blonde s’inclinerait sur une croix et que de ces lèvres pâles sortiraient les mots puissants qui feraient se lever les infirmes et ressusciter les morts ? Pensez à tous ceux qui, à une certaine heure, parlèrent, apportèrent leur révélation, devinrent des réformateurs, des guides – et que nul n’avait su distinguer d’entre les autres tant qu’ils n’eurent pas dit et fait ce qu’ils devaient dire et faire. Pour tous ceux qui rénovèrent ou crièrent, pour tous ceux qui atteignirent la gloire, pour tous les grands, il y eut un temps où ils furent ignorés et obscurs, où ils parurent semblables aux autres : des hommes et rien de plus. Personne ne s’occupait alors de leur origine, personne ne les regardait avec admiration, personne n’essayait de retenir leurs paroles ni ne s’efforçait de décrire leur aspect, leurs habitudes, leur vie extérieure. Et quand soudain ils s’élevèrent sur vous tous, ô multitude aux yeux bandés, il fallut crier miracle et vous fâcher contre vous-même, car vous n’aviez pas pressenti le prodige qui se préparait. Et aujourd’hui encore, quelque prodige se prépare. Chaque époque doit avoir ses révélateurs et ses héros.

Le révélateur et le héros de demain attend aujourd’hui parmi vous sans être vu ni soupçonné. Il est impossible que cet homme n’existe déjà ; il vit dans l’ombre, sa lumière est encore cachée mais il est là, il vit ; il chemine au milieu de vous à pas rapides ; pareil à vous, il n’est déjà plus un homme entre les hommes, mais un pasteur parmi les troupeaux, un chef au milieu de l’armée.

Je voudrais faire naître en vous le sens et l’attente de ce maître qui vit votre vie, qui est le voisin de votre vie mais que vous ne connaissez pas, dont vous ne devinez pas la présence. Je voudrais provoquer en vous qui êtes le nombre le frisson de la venue soudaine de cet homme qui est Un. Cherchez-le dans vos foules, cherchez-le sans trêve ; ne laissez échapper personne ; tout œil doit vous dire s’il porte un secret. Il existe, il vous regarde : ne sentez-vous pas, sur votre vie chétive, le poids de son regard ? Il existe et il attend : ne sentez-vous pas l’oppression d’une attente déjà trop longue ?

Le voici parmi vous, seul, muet, les yeux pensifs. Il s’arrête un instant et vous fixe. Mais déjà il reprend sa course rapide et n’est plus désormais dans la foule croissante et dans le brouillard qui tombe qu’un homme parmi des hommes, une ombre entre des ombres, une terrible lueur d’espoir au milieu d’un peuple d’aveugles.

 

 

 

 

Giovanni PAPINI, Le démon m’a dit,

nouvelles et essais, Payot, 1923.