La vision

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Heureux l’homme qui craint Dieu ! Couvert du bouclier de la foi, il n’est point d’adversaire qu’il ne puisse hardiment regarder en face ; marchant aux clartés du flambeau de l’espérance, il n’est point de tempête dans la sombre horreur de laquelle il cesse de voir un horizon serein ; ami de ses semblables, s’il est sévère pour les vices des coupables, il aime les hommes sans distinction, et pour leur félicité, il accepterait tous les sacrifices.

J’avais passé de longues heures à réfléchir sur ce triple fait psychologique, et j’avais fini par tomber dans une de ces méditations profondes, où l’action des sens est en quelque sorte suspendue, pour laisser à l’âme une lucidité, une puissance de perception comme surnaturelle.

Et je sondais les grands mystères du bien et du mal, du juste et de l’injuste, non en curieux, en contempteur, mais en m’humiliant devant l’Infini, en l’adorant. Alors des scènes d’une solennité sublime déroulèrent leurs tableaux devant moi.

Il était nuit. C’était sous les arbres qui bordent le fleuve. Appuyé contre le granit qui emprisonne les vagues dans leur lit, je cessai d’en écouter le murmure qui invite à la rêverie. Je crus voir alors une forme auguste qui, d’une main, tenait un glaive, de l’autre des couronnes de fleurs.

– Songeur, me dit alors le séraphin, lève la tête et vois :

Et une foule d’hommes, troupe vulgaire, occupée de choses communes, sans une idée qui rappelle l’excellence de l’âme, une foule circulait ; et l’ange ne prononça que ce mot : Passez !

Vinrent des femmes et des partners, en habits de fête, en livrée de plaisir, familiers de la licence ; et l’ange détourna la tête de toutes ces corruptions qui se mettent des parfums, et s’écria : Passez !

Puis défilèrent des fronts tantôt soucieux, tantôt riants ; les uns pressaient le pas, les autres cheminaient lentement et mornes ; ceux-ci avaient perdu, ceux-là avaient gagné ; ils sortaient de ce palais ténébreux où la cupidité s’agite, où Mammon, le démon de l’or, enfièvre les cœurs d’insatiables désirs, les dégrade par d’ignobles suggestions ; et l’ange frémissant prononça avec plus de force la parole impérative : Passez !

Le groupe qui s’avance, par sa mise élégante, par la satisfaction qui l’épanouit, annonce l’opulence. Il faut des riches dans le monde, car ils sont les dépositaires des biens de l’indigence, car ce sont eux qui entretiennent le luxe bien entendu, qui encouragent les arts, qui poursuivent la grande exploitation territoriale, cette source nourricière des nations ; mais je vis bientôt que ces passants satisfaits sacrifiaient à l’indifférence, à l’égoïsme, se pénétraient peu des devoirs de leur condition ; car l’ange, après les avoir considérés, prononça sur eux la sentence : Passez !

Quels sont ces deux promeneurs à bonne mine, au pas magistral, au mouvement de tête qui semble annoncer l’autorité : ils causent, ils discutent ; puis ils rient, ils perdent de leur sérieux : ce sont des folliculaires sans autre vertu que celle de flatter les caprices d’un public qu’ils devraient nourrir d’un enseignement élevé ; et l’ange, de sa voix sévère : Passez !

Et bien des figures s’en allèrent encore d’orient en occident, parmi lesquelles des médiocrités prétendant au génie ; des conditions moyennes tranchant du monarque ; des sophistes, faisant la nuit dans les âmes, et ne paraissant pas se douter qu’un tribunal les attend là-haut ; des artistes, voyant tout dans les formes, dans les contours de la matière, rien ou presque rien, dans le monde supérieur de la pensée ; des hypocrites se composant un visage dans leurs relations, dans leurs fonctions ordinaires, reprenant ensuite le hideux personnage du trompeur, du cynique, quand le rideau est baissé ; et sur tous ces mortels futiles, dissimulés, impérieux, étranges, méchants, ridicules, chétifs, au cœur d’acier, l’ange agitait son épée lumineuse, et toujours, toujours, il répétait la flétrissure : Passez !

Cette réprobation, cette paille retranchée de l’aire divine, me causait une angoisse accablante ; je haletais sous le poids d’un chagrin dévorant, et je demandais grâce pour ces malheureux, grâce pour moi, qui séchais de douleur.

En ce moment, le spectacle changea, mon cœur commença à se dilater, et peu à peu il reprit son repos et nagea même dans une joie inexprimable ; le messager de Dieu allait bénir et récompenser.

Les physionomies qui paraissent sont tour à tour douces, tendrement austères, graves, bonnes, noblement expressives.

Une sœur de charité revenait de soulager une infortune cachée dans la misère d’une habitation où jadis habita l’aisance.

Un des fils de François d’Assise, sous sa tunique de bure, sortait de chez un vieillard riche à millions.

Longtemps oublieux de l’autre vie, cet ancien des jours, se sentant mourir, avait voulu se régénérer en elle, et consacrer aux hôpitaux et à la propagande des livres honnêtes la totalité de ses biens.

Un homme d’état, passant la main sur le front, allait et disait : Les théories, les drapeaux, chimères ; la force des trônes, c’est la croyance, c’est la vertu ; il n’y en a point d’autres.

Un écrivain, pauvre, mais résigné ; méconnu, mais toujours ardent dans la rectitude de sa mission, traversait le boulevard, regagnant le réduit qu’il occupe. Il n’a pas voulu des biens par la prostitution de sa plume ; de la gloire, en foulant aux pieds les vérités éternellement existantes ; il attend, et il croit : c’est une grande âme dans l’obscurité.

Un villageois parut ensuite ; il révélait dans sa tenue des mœurs patriarcales ; heureux les toits de chaume que protège la simplicité et l’innocence primitives !

Puis ce fut un magistrat intègre, belle tête en cheveux blancs, qui donnait une imposante idée de la justice.

Je vis ensuite des mères attentives à former le cœur de leurs enfants ; de pures jeunes filles, orgueil de l’hymen qui les attend ; des adolescents portant le germe de tous les généreux amours, et par là se trouvant la sauvegarde de l’avenir. Traversèrent encore des professeurs pénétrés de la hauteur de leur mission ; des puissants ayant toujours leur sou d’or pour les institutions utiles, pour les entreprises vraiment moralisatrices ; de ces esprits privilégiés, qui donnent un appui à chaque intention louable, une approbation à chaque acte digne d’éloges. Il circula encore bien d’autres vénérables ou touchantes physionomies.

Et à ces personnes d’élite, moins nombreuses, il est vrai, que les premières repoussées par l’ange, l’esprit pur décernait une couronne et disait : Vous êtes les élus de Dieu.

Quand la file s’interrompit, m’inclinant profondément devant l’ambassadeur du ciel, je lui demandai l’explication de cette vision, à laquelle j’avais été admis.

– Tu as vu dans les premiers, me répondit-il, les enfants d’ici-bas, tout ce qui ne fait rien en faveur de l’harmonie sociale, tout ce qui dérange cette harmonie. Les derniers sont le sel de la terre, les justes, à cause de qui Dieu ne livre pas l’humanité à des châtiments inévitables ; mais la patience du Très-Haut, tout inépuisable qu’elle est, se lasse cependant, et si les coupables ne reviennent à leurs devoirs, sur l’exemple ou sur les avertissements des bons, des fléaux s’appesantiront sur les peuples : SURSUM CORDA !

 

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire, artistique,

scientifique en octobre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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