Les deux voix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Songeur, que fais-tu là ?

Je regarde aller et venir cette foule occupée de vanités et d’affaires ; et j’éprouve une amère douleur de ce que nul de tous ces passants oisifs ou empressés ne semble conserver au cœur une idée un peu sainte.

Que ton affliction soit vue de Dieu, et qu’elle lui soit agréable !

Songeur, que fais-tu là ?

Je contemple la splendeur extérieure de nos temps, et je découvre, comme dans un sépulcre blanchi, derrière cet éclat de pierre et de métal, de vastes ruines morales qui me causent une angoisse inexprimable, Homme de bonne volonté, puisses-tu être envoyé à cette autre Ninive, pour lui inspirer le repentir et la sauver !

Songeur, que fais-tu là ?

Je vois l’iniquité devenue la compagne des humains, chez lesquels le cœur paraît être descendu à la place du ventre.

Que ta tristesse monte vers le Très-haut, comme un encens odorant, et qu’il fléchisse le juste courroux du Seigneur irrité !

Songeur, que fais-tu là ?

Je cherche dans l’amour dont je suis dévoré pour les hommes mes frères, des accents capables d’attirer leurs yeux vers le firmament, leurs yeux qu’ils inclinent vers la boue où s’enfoncent leurs pieds en s’égarant.

Que le Verbe t’embrase de ses transports ; qu’il donné à ta bouche les accents du vieillard d’Anathot ou dû disciple qui a été nommé le fils du tonnerre !

Songeur, que fais-tu là ?

Je médite un hymne à l’amitié, cette reine proscrite des âmes tendres ; aux pures joies domestiques délaissées pour les grossières sensations de la débauche et de la licence.

Puisse à ton gré frémir sous tes doigts la lyre des sentiments suaves, et tes concerts être plus doux que la cantate de philomèle sous la feuillée !

Songeur, que fais-tu là ?

L’ïambe vengeur de Juvénal bout dans ma pensée comme l’électricité dans la nue ; ses traits de feu éclatent sur l’égoïsme qui ne connaît qu’une religion, l’intérêt ; qu’une grande passion, lui ; qu’un immense dédain, tout ce qui ne sert pas ses appétits ; qu’un travers non moins ignoble, une misérable et fastueuse vanité.

Que le cri de la foudre éclate dans tes mètres inspirés et qu’ils arrachent à leur hideuse idolâtrie d’eux-mêmes les égoïstes qui dissipent le pain du pauvre dont ils sont les dépositaires, et dont l’exemple insulte à la morale publique et corrompt la foule !

Songeur, que fais-tu là ?

Je voudrais peindre les calamités que produisent tôt ou tard les autels délaissés, le zèle de la maison de Dieu attiédi, l’intelligence mise à la remorque du caprice et de la richesse, destituée de la prépotence qu’elle a droit d’occuper au sein de la civilisation, si la civilisation ne doit point se fourvoyer dans tous les dérèglements, indices de la décadence.

Que l’Esprit qui souffle où il veut descende en toi-même ; car il est seul la puissance créatrice qui refait la vie au lieu où la mort avait assis son empire.

Songeur, que fais-tu là ?

J’envisage des phénomènes qui me paraissent d’incurables ulcères aux flancs de cette époque métallisée : le génie devenu rare ou se glaçant dans le scepticisme ; les voix éloquentes qui se révèlent se perdant dans l’espace comme un bruit dans un désert privé d’échos ; la médiocrité étalant orgueilleusement sa chétive importance et semblant ne croire qu’à sa prétentieuse nullité ; les fades enfantements de l’esprit, indigences de la création artistique, œuvres qui n’élèvent pas, qui ne transportent pas, donnés en pâture à un public qui a besoin de nourrir son âme de pensées comme il alimente son corps de pain ; et ce pêle-mêle moral, cet affaissement intellectuel me produit l’effet de ce calme plat de la mer, où un navire n’avance ni ne recule, et ne sait demain, ses provisions s’épuisant, quelle sera la destinée des passagers et de l’équipage.

Heureux le mortel aimé d’En-Haut, qui, entrant dans cette nouvelle Athènes, lui annoncera, avec la véhémence qui subjugue, le Dieu qu’elle ne connaît plus ! Plus heureuse la cité elle-même, si, écoutant la parole de vie, elle s’y retrempe pour y puiser de nouvelles énergies, et si elle ne détourne pas la tête, disant à l’envoyé de celui qui sonde les cœurs et les reins : nous t’entendrons un autre jour !

Songeur, que fais-tu là ?

Je voudrais savoir parler la langue des prophètes ; j’irais dans ce flot humain qui circule, oublieux de ses devoirs, de ses destinées augustes ; j’irais, j’exalterais les lois éternelles descendues d’En-Haut, et la justice refleurirait peut-être pour tous ; et la sensibilité renaîtrait dans les âmes, et la charité adoucirait les maux de ceux que le bonheur déshérite.

Que le séraphin qui approcha le charbon ardent des lèvres d’Isaïe, pour les rendre dignes d’annoncer les justices du trois fois Saint, s’avance vers toi et consacre ta mission !

Songeur, que fais-tu là ?

Je pars, je vais faire l’œuvre de Dieu ; je vais glorifier les aspirations de l’esprit et respirer les penchants atrophiants du sensualisme.

Que ton apostolat soit béni sept fois et septante fois sept fois !

 

SURSUM CORDA !

 

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique et scientifique

en novembre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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