Stances

 

À MES JEUNES SUCCESSEURS.

 

 

Quand sous le poids des ans le poète a fléchi,

Quand sa verve s’éteint, que son talent décline,

Qu’il sorte de l’arène et que son front blanchi

Sous cet arrêt du goût avec respect s’incline.

 

Autour de moi tout passe ou bien tout a changé ;

Mes pas sont alourdis, ma force m’abandonne.

Ô Muse ! à ton public demande ton congé,

Si tu ne veux qu’enfin ton public te le donne !

 

Oui, le cœur attendri, je viens lui dire adieu,

Reconnaître le prix de sa longue indulgence.

Le vouloir, du talent ne saurait tenir lieu.

Je dois de mon esprit lui voiler l’indigence.

 

La vieillesse et les maux sont deux fardeaux bien lourds ;

Mais pour les alléger j’avais la poésie.

Au fiel qui remplissait la coupe de mes jours

Elle ôte en me quittant sa goutte d’ambroisie.

 

Il faut subir des lois à qui tout est soumis,

S’éloigner de la lice et renoncer à plaire ;

Il faut que j’abandonne à mes jeunes amis

Les applaudissements qui furent mon salaire.

 

Eh bien ! remplacez-moi, mes jeunes écoliers,

Vous que je vis grandir, dont j’excitai la verve,

Qui, dans des entretiens si vifs, si familiers,

Rallumiez la gaîté que par vous je conserve.

 

Héritez des faveurs que j’obtins autrefois ;

Venez sous vos lauriers reverdir votre maître :

Vos succès me seront doux et chers à la fois,

Car quelques-uns de vous me les devront peut-être.

 

Que de vos premiers pas je sois encor témoin !

Que de vos beaux débuts mon déclin s’environne !

Marchez dans ma carrière ; allez-y bien plus loin,

Puis venez à mes yeux offrir votre couronne !

 

J’en serais aussi fier, sans doute, et moins charmé

Qu’alors que sur ma tête elle serait posée ;

Et pour mon front brûlant de travail consumé

Elle serait du ciel une fraîche rosée.

 

Imitez de mes vers le côté le meilleur,

Car pour l’âme pieuse ils n’ont point de scandale ;

Aucun d’eux ne blessa d’un mot leste ou railleur.

La foi religieuse où la sainte morale.

 

Usez dans ces tournois d’où je sors aujourd’hui

Non de méchanceté, mais d’un brin de malice !

Puis un jour, comme moi, vieux, devenez l’appui

De ceux qui, comme vous, entreront dans la lice !

 

 

 

J. PETIT-SENN.

 

Paru dans La Tribune lyrique populaire en 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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