Le malheur

 

À M. le vte de Bonald.

 

 

                                                   Château de Ham.

 

Sage esprit, ferme cœur, vaste et profond génie,

À qui de sa puissance immuable, infinie,

De ses premiers desseins, de ses derniers décrets,

Dieu même a révélé les plus obscurs secrets ;

Qui sait pour quelle fin, ce faible et vain fantôme,

Ce souffle passager, cette ombre, cet atôme,

L’homme, dont l’humble vie a de si courts instants,

Du néant rappelé, fut jeté dans le temps ?

 

De ces rochers lointains, où, proscrit volontaire,

S’exile et refleurit ta gloire solitaire,

Éclaire-moi, dis-nous, illustre et docte ami,

Quand, surprise du sort, l’âme émue a frémi ;

Quand vient le jour marqué de Dieu pour satisfaire,

S’il faut toujours tremblant, toujours gémir, et faire

D’une douleur bornée une immense douleur,

D’un malheur qui finit un éternel malheur ?

 

Hélas ! d’affreux chagrins ont désolé ma vie :

L’ardente et folle haine et l’indiscrète envie ;

Ceux qu’irritait mon zèle, et ceux qui l’ont trahi ;

De mon père égorgé l’héritage envahi ;

La ruine et l’exil, au temps de ma jeunesse ;

La ruine et les fers aux jours de ma vieillesse ;

Et ma fille, et mon fils, si tendrement aimés.

Si jeunes, avant moi dans la tombe enfermés !

Puis, la terre qui tremble, et le trône qui croule,

Tous ces maux que du temps l’agile main déroule ;

Des partis acharnés l’impie aveuglement ;

De l’état confondu le vaste ébranlement,

Et ce peuple en fureur qui s’essaie à proscrire,

Et ma vie et mon nom qu’on lui jette à maudire !

 

Oh ! peut-être du ciel l’indulgente pitié,

Si trop faible, mon cœur sous le faix eût plié ;

Si gémissant, vaincu, couché dans la poussière,

Je laissais à ma plainte une libre carrière,

Voyant quels maux le sort a semés sur mes pas,

D’une excusable erreur ne s’offenserait pas.

De si nombreux revers, de si profondes peines,

Lassent bientôt la force et la constance humaines :

Peut-être à nos vertus le mal est mesuré ;

Et quand il a franchi cet extrême degré,

Si l’homme épuisé cède, et tombe et s’abandonne,

S’il désespère.... Dieu le plaint et lui pardonne.

Et cependant, ami, je lutte et me débats.

Vaincu, je me relève ; abattu, je combats.

Est-ce orgueil ou devoir ; est-ce erreur ou sagesse ?

La force où je prétends, n’est-ce encor que faiblesse ?

Dois-je céder au sort, ou ferme contre lui,

Chercher en sa loi même un secourable appui ?

 

Si la vie, en effet, n’est qu’un souffle et qu’un rêve ;

Si venu du néant, au néant il s’achève ;

Si l’abîme est au bout de cet étroit chemin ;

Si ce jour imparfait n’a pas de lendemain ;

Si l’être intelligent qui comprend et pénètre

Lui-même et Dieu, l’esprit, le grand tout, le grand être

Qui conçoit et mesure, et pressent l’avenir,

Ne vit que pour la mort, et n’est que pour finir.

Si l’erreur elle-même au sein de Dieu repose ;

Si son esprit nous ment en tout ce qu’il propose ;

Si dans ce monde vain, qu’orna sa vanité,

Le temps seul est à l’homme, et non l’éternité.

Qu’importe la vertu, qu’importe aussi le crime ?

Qu’importe qu’oppresseur à mon tour on m’opprime ?

Qu’importent ces grands noms, et de gloire et d’honneur,

Faux biens dont se faisait l’orgueil un faux bonheur ?

Qu’importe la mort même, et qu’importe la vie,

La vie obscure nuit, d’une autre nuit suivie ?

Quels dons si purs, quels biens si certains et si vrais

Méritent notre amour alors, et nos regrets ?

 

Si de l’homme promis aux ténèbres immondes,

L’existence est sans but, quel est celui des mondes ?

Quel, celui de Dieu même ? Est-il donc le Dieu fort,

Pour régner seulement sur le temps et la mort,

Pour qu’un instant la terre en lui se glorifie,

Pour que l’homme un instant l’espère et s’y confie,

Pour qu’il vienne des jours qu’à lui-même réduit,

Après qu’aura le temps tous ces mondes détruit,

Seul avec le chaos, il s’arrête immobile,

Et soit, dans sa splendeur ignorée et stérile,

Comme un Dieu qui n’est pas ?... Ange déshérité,

Déchu de l’espérance et de la vérité,

Que sert à l’homme épris d’une absurde chimère,

De s’agiter sans fin dans sa vie éphémère ?

Que lui sert sa vertu que l’oubli seul attend ;

Les cris de sa douleur, que personne n’entend,

Et qu’où le droit n’est pas, où n’est pas la justice,

Incessamment sa plainte à grand bruit retentisse ?

Qu’indifférent alors, insensible, abruti,

Au néant qui l’appelle, et dont il est sorti,

Il aille, du hasard, œuvre informe et fragile,

Rendre ce corps de boue et cette âme d’argile ;

Content de vivre, heureux de pouvoir sans effort,

Ramper et, brute abjecte, en accomplir le sort.

 

Mais la voix du Dieu saint est fidèle et féconde.

Rien n’est, qui ne l’écoute, et qui ne lui réponde :

Il dit au monde « Sois », et le chaos se tut.

Il dit « Soit la lumière », et la lumière fut ;

Et des mille soleils les clartés resplendirent ;

Et des sphères du ciel les accords s’entendirent ;

Et du temps qui commence est le cours mesuré ;

Et de l’épaisse nuit est le jour séparé ;

Et la nuit suit le jour, qui la suit et qui passe ;

Et la terre s’élève, et roule dans l’espace ;

Et de l’impur limon, l’homme à son tour formé,

Maître et roi de la terre alors fut proclamé 1 ;

Et Dieu, sur cette image encor froide et grossière,

De son souffle inspira la vie et la lumière 2.

 

Que Dieu soit, il est juste ; et juste, il est puissant ;

Et si, puissant et juste, à mes maux il consent,

Croirai-je que jamais sa bonté secourable,

Ne me relèvera d’un sort si méprisable,

Et que des saintes lois ce long renversement

Jamais n’aura de fin, ni de redressement ?

 

S’il est, il est toujours ; s’il est toujours, notre âme,

Substance incorruptible, esprit pur, simple flamme,

Qui ne se peut saisir et ne se peut briser,

Que ne peut point le temps dissoudre et diviser,

À l’éternel foyer étincelle échappée,

Du souffle de la mort ne sera point frappée,

Et quand ce corps fragile en poudre tombera,

Comme lui, vers sa source elle retournera.

 

Si l’esprit est en nous, si l’âme est immortelle,

La vie, hélas ! du corps qui va mourir, qu’est-elle ?

Dans cet exil, peut-être affreux, mais passager,

Quelle douleur n’est courte, et quel mal n’est léger ?

Qu’importe un vain regret d’une vaine espérance,

Et d’un mal qui s’éteint l’imparfaite souffrance ;

Et le prix qu’on dérobe à d’impuissants travaux ;

Et d’inconstants amis, et d’obstinés rivaux ;

Et que des rois mortels la périssable haine,

Sur cet être qui passe un moment se déchaîne ?

Qu’est dans l’éternité le cercle étroit du temps ?

Tous ces malheurs d’un jour me font pitié : – J’attends.

 

 

 

Charles-Ignace de PEYRONNET.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 



1 Et replete terram, et subjicite eam, et dominanini. (Genese, cep. 2, num. 28.)

2 Et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitæ. (Id., cap. 2, num. 7.)

 

 

 

 

 

 

 

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