Accablement

 

 

Et voilà tout !... voilà ce que dans notre enfance,

Nous avons salué par un cri d’espérance,

Comme le voyageur du haut du Saint-Bernard

Jette sur l’Italie un avide regard !

Et ce soleil brillant, et ces fleuves limpides,

M’ont laissé le cœur froid et les lèvres arides :

Semblable à ces éclairs de la chaude saison,

Qui par un noir serein brillent à l’horizon,

Mon printemps m’attrista des présages d’automne ;

Je vis, à peine éclose, effeuiller sa couronne ;

Et l’ongle du malheur sur moi vint s’appuyer,

Ainsi que le vautour sur un jeune amandier

S’abat, et, secouant ses ailes dans ses branches,

Sur la terre à flocons fait tomber ses fleurs blanches ;

Je me disais pourtant : « Dans la vie avançons,

« De précoces chagrins sont d’utiles leçons ;

« Ils cimentent parfois quelque destin suprême,

« Car l’homme est le premier complaisant de lui-même. »

Bien plus que le présent l’avenir paraît beau,

Et d’attente en attente on arrive au tombeau,

Et l’on voit de ses jours décroître la lumière,

Depuis qu’on se souvient d’une aurore première ;

Et le bonheur, toujours remis au lendemain,

Ressemble au feu follet que l’on poursuit en vain

La nuit dans la forêt, et dont l’arase épuisée

Est, au bord d’un abîme, enfin, désabusée,

Quand des rires moqueurs et d’infernales voix

Éclatent et s’en vont mourir au fond des bois :

Car des esprits impurs l’allégresse est extrême

Quand un espoir s’abjure et se dit anathème ;

Et je sais ce qu’il est d’amer dans ce réveil,

Et je sens que j’ai fait un pénible sommeil ;

Et j’ai vu s’écouler les songes de ma vie,

Et me voilà semblable à la source tarie

Dont les feux dévorants de l’ardente saison

Ont desséché le sable et brûlé le gazon ;

À l’arbre privé d’eau, mort, et dont le squelette

Dessine sur le ciel sa triste silhouette.

Et mon œil cherche en vain tous ses enchantements,

Et la mort m’a ravi des fantômes charmants :

Comme pour avertir mon âme solitaire

De ne plus demander des amours à la terre ;

Et mon cœur dans le vide et dans l’isolement

A senti le dernier degré d’accablement.

Et quand il est blessé par un secret outrage,

Qu’une froide pâleur me couvre le visage,

Que je rentre l’œil triste et le front abattu,

Personne qui me dise : Ô mon ami ! qu’as-tu ?

Tu souffres, je le sens, car ton âme est la mienne...

Hâtez la nuit, mon Dieu, puisqu’il faut qu’elle vienne ;

Puisque chaque soleil à mon regard blasé

Se lève chaque jour plus terne et plus usé ;

Que ma barque exposée au soleil sur la grève,

Espère vainement un flot qui la soulève,

L’arrache de ce bord qui fait son désespoir,

Et dans l’illusion la berce jusqu’au soir ;

Puisque rien ne peut plus me tromper sur la terre,

Que le printemps sans fleurs et les bois sans mystère

N’ont plus de doux parfums et de charmantes voix ;

Que tout éclat pâlit sitôt que je le vois ;

Que mon œil ne peut plus aimer aucune étoile

Sans que la froide mort la couvre de son voile ;

Puisqu’enfin, m’abusant, depuis que je suis né,

Entre le monde et moi tout paraît terminé.

 

 

 

Jean REBOUL.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

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