Le premier chant de l’aveugle

 

ÉPÎTRE FAMILIÈRE À M. LE DOCTEUR A. M.

 

 

 

Lors même que ton art, dont je crains les oracles,

Se montrant, cher docteur, plus fertile en miracles,

D’une éternelle nuit saurait sauver mes yeux,

Que ferais-je, dis-moi, de la clarté des cieux ?

Un mal non moins cruel prépare ma ruine :

Tu sais quel nerf blessé, pesant sur ma poitrine,

Par son peu de souplesse, à mes faibles poumons

Laisse à peine arriver cet air dont nous vivons.

Le coup qu’il a reçu nuit à tout le système ;

Le sang monte au cerveau ; la pensée elle-même,

Perdant de sa vigueur et de sa netteté,

N’est au ciel de l’esprit qu’un reste de clarté.

Chaque nouveau soleil m’apporte une souffrance ;

Avec le jour qui fuit s’envole une espérance ;

Je maudis, comme Job, le jour infortuné

Où l’on dit à mon père : Un enfant vous est né.

    Et pourtant j’étais bon ! La haine ni l’envie

N’ont jamais, que je sache, empoisonné ma vie ;

Dans un monde jaloux et prompt à dénigrer,

Je savais applaudir, je savais admirer.

Plus prêt à pardonner qu’à venger une injure,

Ai-je rendu jamais blessure pour blessure ?

Simple et cherchant le bien, je laissais au frelon

Et le miel qu’il dérobe et son lâche aiguillon.

Que demandais-je à Dieu ? – La richesse que j’aime,

Ce grain de chaque jour qu’on a semé soi-même,

Un berceau pour l’enfant sur sa mère endormi,

Un foyer où je puisse accueillir un ami,

Et, pour me délasser, de douces causeries,

La promenade au fond de riantes prairies,

Le long des blés en fleurs, dans les bois, près de l’eau.

Si Dieu m’eût écouté, que mon sort était beau !

    J’ai dû croire un instant que ce jour m’allait luire,

Un instant la fortune a paru me sourire ;

Mon nid était peuplé de charmants nourrissons,

Et mon travail béni me valait des moissons.

Tu connais mes enfants, gais oiseaux, blonde troupe,

Qui mangeaient dans ma main et buvaient dans ma coupe ;

Moi, qui de leur bonheur porte aujourd’hui le deuil,

Que je les voyais croître avec un doux orgueil !

Je ne rêvais pour eux ni gloire ni richesse,

Mais cette obscurité qui plaît à la sagesse,

Et, plus appétissant que la table d’un roi,

Ce pain dont on fait part à plus pauvre que soi.

De mes deux jeunes fils je traçais la carrière :

L’un, qui semble annoncer une humeur plus guerrière,

Orné de l’épaulette et de la croix d’honneur,

Prouvait que la vertu rehausse la valeur ;

L’autre, soldat aussi, servait le divin Maître :

Déjà je le voyais, courageux et saint prêtre,

Sous son humble houlette abriter un hameau,

Et, plein d’un tendre zèle, à son naïf troupeau,

Qui se pressait autour de la rustique chaire,

Ne prêcher que Jésus, la crèche et le Calvaire,

Donner à l’indigent ce qu’il se refusait,

Et prier, doux agneau, pour qui le maudissait.

Son étroit presbytère accueillait mon vieil âge,

J’enseignais le latin à l’enfant du village

Que tout bon prêtre élève, à l’ombre du saint lieu,

Pour qu’il soit à son tour le ministre de Dieu.

Apprenti jardinier, je retournais la terre,

Des simples fleurs des champs j’émaillais le parterre ;

Là je taillais la vigne, ici, ma serpe en main,

J’émondais et greffais les arbres du jardin.

Je mettais à profit mes veilles poétiques :

Que de joyeux noëls ! que de jolis cantiques !

J’étais le roi Robert de ce petit canton ;

Je chantais au lutrin et j’y donnais le ton.

    Mais, outre mes deux fils, j’ai de charmantes filles ;

On dit que Dieu bénit les nombreuses familles ;

Pour moi, je souhaitais, en les voyant grandir,

Non un brillant destin, mais un humble avenir,

Tel que peuvent le faire et la forte jeunesse

Et le travail aidé de beaucoup de sagesse,

Au printemps du soleil, un peu d’ombre en été,

Et, l’hiver, un foyer qui flambe avec gaîté ;

Une chambre proprette où le bruit de l’aiguille

Se mêle aux joyeux cris de l’oiseau qui babille,

Et surtout quelques fleurs pour reposer les yeux.

    Était-ce là, docteur, un rêve ambitieux ?

Et pourtant ce bonheur, cet avenir modeste,

L’auront-elles jamais ? Et dois-je, comme Oreste,

Songeant à tant d’espoir, à tant de vœux déçus,

Mais oubliant la croix et la mort de Jésus,

Louer aussi le ciel de sa persévérance

Qui fait que mon malheur passe mon espérance ?

Non, non, je suis chrétien, et, quoi que l’avenir

Ait d’implacable ennui, je ne veux que bénir ;

Je bénirai le Dieu qui m’éprouve et que j’aime :

Souvent de la douleur il fait un diadème,

Diadème si beau que le Christ l’a porté !

Un éternel bonheur, voilà la royauté

Que l’on paye ici-bas d’une heure de souffrance ;

Plus d’espoir sur la terre – au ciel mon espérance !

Dieu ne saurait punir qu’en père plein d’amour ;

Nous lui demanderons le pain de chaque jour.

Mes enfants sont les siens : au pauvre nid qui pleure

Sans doute il donnera la pâture, à son heure.

Qu’à leur père inutile accordant la vertu,

Il daigne relever mon courage abattu !

Si la douce clarté cesse de me sourire,

Levant mes yeux éteints vers le ciel où j’aspire,

Aux lueurs de la foi que j’y puisse entrevoir

Ce jour venu de Dieu qui n’aura pas de soir !

    Maintenant, cher docteur, pardonne à ton poète

Ces vers où je renferme une plainte indiscrète ;

Le médecin pour nous est comme un confesseur,

De la religion la science est la sœur,

Et, prêtre et médecin, même amour les enflamme ;

Tout en soignant le corps, vous pouvez sauver l’âme,

Toi surtout, toi si bon qu’on t’écoute avec foi :

Et l’homme et le docteur, nous aimons tout en toi.

Pour vaincre ou soulager les maux les plus rebelles,

Tu puises dans ton cœur des lumières nouvelles ;

Science, esprit sagace et parfaite bonté,

Te voilà tout entier, – et je n’ai rien flatté.

 

 

 

F. RICHARD-BAUDIN.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1864.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net