Troisième chant de l’aveugle

 

 

                 À MON AMI ALDONCE LARCHER.

 

 

                                                  Tibur, argeo positum colono,

                                                  Sit meae sedes utinam senectae !

                                                                           (HORACE, Odes.)

 

 

Que voulez-vous de moi, souvenirs d’un autre âge,

Souvenirs de ce temps où, dans mon frais village,

À travers monts et bois, prés fleuris et moissons,

S’échappaient de mon sein les joyeuses chansons,

Comme, au premier épi, dès qu’ont poussé leurs ailes,

S’envolent de leur nid les jeunes hirondelles ?

Fuyez, replongez-vous dans l’ombre du passé ;

Ce qui n’est plus n’est rien ; c’est un rêve effacé.

Aujourd’hui que je touche au seuil de la vieillesse,

Que mes cheveux mêlés me prêchent la sagesse,

Quand pour moi sur la terre il n’est plus d’avenir,

Qu’ai-je besoin, Larcher, de me ressouvenir ?

Que suis-je maintenant ? – L’arbre frappé qui tombe. –

Bientôt ce corps détruit, enfermé dans la tombe,

Ira, cendre cachée aux regards du soleil,

Dormir sous le gazon son triste et long sommeil.

Chaque heure vers la mort précipite ma course :

Et qui peut dire au Rhin : « Remonte vers ta source ;

» Plutôt que de te perdre au vaste sein des mers,

» Remonte au flanc des monts, à ces glaciers déserts

» D’où tu sors humble flot, pour baigner, royal fleuve,

» Les cités que ton urne intarissable abreuve.

» Je t’aimais mieux ruisseau dans un riant vallon,

» Coulant entre des bords de mousse et de gazon,

» Sous les blancs peupliers, sous le rideau des saules

» Qui cachent les baigneurs et leurs brunes épaules ;

» Retourne à ce berceau si plein d’ombre et de paix. – »

Le flot descend toujours, sans remonter jamais.

Et moi, je cours aussi vers la mer où j’aspire,

Vers cette éternité dont le nom seul m’inspire,

En élevant à Dieu mon esprit et mon cœur,

Plus de nobles élans et de mâle vigueur.

Adieu donc, ô passé, songe d’or du poëte !

De plus graves pensers ma muse est l’interprète ;

D’un bonheur qui n’est plus je puis porter le deuil.

Mais d’ici j’aperçois, à travers le cercueil,

Tout un monde divin qui m’appelle et me crie :

« Rentre, pauvre exilé, rentre dans ta patrie ;

» Viens y trouver la paix après tant de combats,

» Et jouir d’un soleil qui ne se couche pas. »

C’est là seul que je tends : mais, ô faiblesse humaine !

Vers les jours d’autrefois tout mon cœur me ramène ;

Je ne sais plus lutter contre ce souvenir

Qui, s’emparant de moi, me force à rajeunir ;

Et, comme en sommeillant, séduit, je recommence

Ma jeunesse si folle et ma rieuse enfance.

Semblable à cet oiseau qui, pour fuir nos frimas,

Cherche au-delà des mers de moins rudes climats,

Mais qui, sous d’autres cieux, regrettant sa patrie,

Dès qu’un tiède printemps ravive la prairie

Et redonne au gazon son éclat velouté,

Revient d’un vol joyeux au nid qu’il a quitté,

Et dans la haie en fleurs, sous le naissant feuillage,

Au murmure des eaux mêle son gai ramage ;

Je reviens à mon nid, à ce joli hameau

Où coule le Salon au pied d’un vert coteau ;

Car je l’aime entre tous, cet humble coin de terre

Où, content, je vivrais si le Ciel moins sévère,

Quand la première neige argente mes cheveux,

Se laissait désarmer pour sourire à mes vœux.

 

Poussé par les destins et battu de l’orage,

Ulysse avait erré de rivage en rivage ;

Plus d’un palais, au sein d’opulentes cités,

S’ouvrait pour accueillir ses jours moins agités ;

Il pouvait, hôte aimé d’une jeune déesse,

Oubliant Pénélope, et son fils, et la Grèce,

À l’abri de Neptune et des vents odieux,

S’enivrer d’un bonheur qui n’appartient qu’aux dieux.

Mais, même à ce bonheur sur la rive étrangère,

N’écoutant que Minerve et son cœur, il préfère

Sa montueuse Ithaque et ces âpres rochers,

Inaccessible nid d’aigles et de nochers,

Et ces vieilles forêts qui, sous leurs noirs ombrages,

Cachent le toit d’Eumène et ses troupeaux sauvages.

Que lui font les vergers du riche Alcinoüs,

Ses festins animés des chants de Phémius,

L’or ondoyant des blés sur des plaines fécondes,

Et ses légers vaisseaux qui volent sur les ondes ?

Portant autour de lui des regards attristés,

Il songe à ces poiriers que Laërte a plantés,

À cet étroit jardin où le vieillard l’appelle.

Puisse, oh ! puisse bientôt une voile fidèle,

Loin des bords enrichis par Neptune et Cérès,

Le mener dans Ithaque, au fond de ses forêts !

 

Et moi, que la fortune a banni du village

Où coulait, si joyeux, le flot de mon jeune âge,

Qui, sans avoir sa lyre, ai les yeux de Milton,

Je tourne aussi mes vœux vers cet étroit vallon

Où sourit Montarlot entre ses deux collines.

Déplorable jouet de colères divines,

Je n’ai pas, comme Ulysse égaré sur les mers,

Vu les cieux se confondre avec les flots amers,

Ni l’orage emporter mes voiles déchirées.

Mais j’ai vu, comme lui, d’opulentes contrées ;

Battu des coups du sort, sur vingt bords différents,

Comme lui, j’ai porté mes pénates errants ;

Et, toujours plus épris de ma chère vallée,

Rien ne charmait l’ennui de mon âme exilée,

Rien, ne me rappelait mon humble et frais Tibur.

Sous le ciel du Midi, sous son splendide azur,

J’ai souvent regretté nos bruineuses campagnes,

Et la neige éclatante au flanc de nos montagnes ;

Dans ces vals embaumés de l’haleine des fleurs,

Assis sous l’amandier, j’ai versé bien des pleurs.

Où trouver cependant de plus fertiles plages,

Des hameaux plus riants sous de plus beaux ombrages,

De plus limpides eaux et de plus fins gazons,

Dans des champs plus bénis de plus riches moissons,

Et, quand la nuit s’avance en déployant ses voiles,

Dans un ciel lumineux plus de gerbes d’étoiles ?

Sur quels autres coteaux un plus brillant soleil

Donne-t-il à la pêche un éclat plus vermeil ?

C’est là que le printemps a de chaudes haleines,

Que décembre moins sombre attriste moins les plaines,

Qu’avec la violette, au déclin de janvier,

Rit au regard charmé la fleur de l’amandier ;

Là que la vigne, orgueil de ces belles contrées,

Porte auprès du figuier des grappes plus dorées.

 

Mais qu’importe à l’exil un climat enchanteur ?

Là rien ne m’inspirait, là n’était pas mon cœur :

J’allais, redemandant Montarlot, ma patrie,

Ses jolis toits de chaume au fond de la prairie,

Montarlot, humble Ithaque où, pareil à l’oiseau,

J’avais sous les pruniers mon odorant berceau ;

J’y croissais comme un lis qui, baigné de rosée,

Ouvre au soleil levant sa corolle évasée.

Blonde enfance, ô saison des innocents plaisirs,

Que tu laisses au cœur de charmants souvenirs !

Montarlot, Montarlot, pour le fils qui t’implore

Il n’est plus d’horizon qui ne se décolore,

Plus d’astre au front d’argent qui luise dans ma nuit,

Plus de ruisseau qui coure avec un léger bruit,

Plus de fraîches senteurs sous le mobile ombrage,

Le long des verts sentiers plus de joyeux ramage ;

Hélas ! et dans la coupe où je buvais le miel,

Pour ma lèvre altérée il n’est plus que du fiel !

À mon Éden perdu ma pensée est fidèle ;

Puisse la muse au moins m’y porter sur son aile !

 

Ami, si j’étais né sous le toit des pasteurs,

Si, loin de toute ville aux plaisirs corrupteurs,

J’avais pu dans les champs cacher ma vie obscure,

Dieu ! qu’elle aurait coulé plus paisible et plus pure !

Aux deux coteaux aimés qui ceignent le vallon,

J’aurais avec bonheur borné mon horizon ;

Pour l’atelier, qui donne un moins noble salaire,

Je n’aurais pas, quittant le soc héréditaire

Et peuplant la cité d’un malheureux de plus,

Déserté les sillons et leurs épis touffus.

L’homme est plus homme aux champs ; il garde, loin des villes,

Une âme plus robuste et des mœurs plus viriles ;

Son corps, qui s’endurcit au plus rude labeur,

Avec moins de souplesse, y prend plus de vigueur.

L’aigle affronte la foudre et rit de la tempête ;

Ainsi le laboureur, infatigable athlète,

Brave les froids aigus et ces feux dévorants

Qui dans leur source même épuisent les torrents.

Les jours accumulés emportent sa jeunesse,

Soit ; sa vertu lui garde une verte vieillesse.

L’homme est plus homme aux champs ; il est plus près de Dieu !

Il naît, travaille et meurt à l’ombre du saint lieu ;

Comme un vivant rempart, Dieu partout l’environne ;

Il se révèle à lui dans ce ciel qui rayonne,

Dans cet astre enflammé qui mûrit ses moissons,

Dans le flot nourricier qui baigne ses gazons,

Dans le nuage errant au front de ses collines,

Qui des plants altérés abreuve les racines,

Dans la neige qui tombe et qui sauve ses blés

De froids plus rigoureux, qui les auraient brûlés.

Riche de ses sueurs, dans son indépendance,

Il ne relèvera que de la Providence ;

C’est le client de Dieu ; Dieu seul est son patron.

D’un bras robuste et libre il ouvre le sillon,

Il y sème le grain qui bientôt doit éclore

Et porter des épis que le soleil colore ;

Dans le tendre sarment du cep qu’il a planté,

Dieu fait monter la sève et la fécondité ;

Il donne à ses troupeaux d’abondants pâturages,

Et des fruits espérés écarte les orages.

 

Les gerbes au grenier, ce vaillant moissonneur,

Quand arrive la nuit, s’endort dans le Seigneur ;

Son âme, s’échappant de sa prison mortelle,

Vers les divins sommets a déployé son aile ;

Elle est l’oiseau qui chante en montant vers les cieux

Et, perdu dans l’azur, s’y dérobe à nos yeux.

Le prêtre dit encor la suprême prière,

Qu’elle habite déjà les champs de la lumière,

Et, saluant ce jour qui n’a pas de déclin,

Mêle un chant de triomphe aux chants du séraphin.

 

Si le Ciel l’eût permis, ainsi courait ma vie ;

Cette pente facile, elle l’aurait suivie ;

Sous le mobile arceau des saules chevelus,

Elle égarait ainsi ses détours inconnus.

Sans sortir du vallon où le sort m’eût fait naître,

Ayant Dieu pour ami, n’ayant que Dieu pour maître,

J’aurais vu la vieillesse avec ses cheveux blancs

Vers mon seuil ignoré s’avancer à pas lents.

 

Voilà les souvenirs que Montarlot réveille :

Douces fleurs du passé, serai-je un jour l’abeille

Dont le travail habile et protégé du Ciel

Saura de vos parfums faire un rayon de miel ?

Je voudrais l’espérer : mais suis-je encor poëte ?

Le malheur et les ans qui dépouillent ma tête,

Font s’envoler les vers, et je reste sans voix,

Comme sont en décembre et les champs et les bois.

 

 

        Dijon, 31 janvier 1865.

 

 

 

F. RICHARD-BAUDIN.

 

Paru dans les Annales franc-comtoises en 1865.

 

 

 

 

 

 

 

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