Complainte de l’amante du croisé

 

 

Plus jamais ne trouverai

Consolation ni joie :

Les navires sont au port

Tout prêts à hisser les voiles.

Il s’en va, lui, le plus noble,

Vers les terres d’outre-mer,

Et moi, pauvre malheureuse,

Que devrai-je devenir ?

 

Il part en terre étrangère

Sans même me prévenir,

Et je reste ici déçue :

Si nombreux sont mes soupirs

Qu’ils me font bien dure guerre

Autant la nuit que le jour,

Et j’ai l’impression de n’être

Ni au ciel ni sur la terre.

 

Ô Dieu saint, ô Dieu très saint,

Toi qui naquis dans la Vierge,

Sauve et garde mon amour,

Dès lors que tu me l’enlevas !

Ô puissance souveraine

Que l’on craint, que l’on redoute,

Mon amour, mon doux amour,

Qu’il te soit recommandé !

 

La croix qui sauve le monde

Est celle qui m’a égarée.

Cette croix me rend dolente,

Rien me sert de prier Dieu.

Croix des pèlerins, pourquoi

M’as-tu à ce point détruite ?

Hélas, pauvre malheureuse

Je brûle et je flambe toute !

 

L’empereur peut dans la paix

Maintenir le monde entier,

Mais à moi il fait la guerre :

Il m’a pris mon espérance.

Ô puissance souveraine,

Que l’on craint, que l’on redoute,

Mon amour, mon doux amour,

Qu’il vous soit recommandé !

 

Le jour où il prit la croix,

Celui-là qui tant m’aimait,

Celui-là que tant j’aimais,

Je ne pensais certes pas

Que j’en serais abattue

Et retenue prisonnière

Et enfermée au secret

Pour le reste de ma vie !

 

Les navires sont à quai :

Puissent-ils avoir bon vent,

Et mon amour avec eux,

Et tous ceux qui vont partir !

Ô Père, Dieu créateur,

Conduis-les tous au saint port

Car ils partent pour servir

Défendre ta sainte Croix !

 

Aussi je te prie, Dolcetto,

Toi qui connais bien ma peine,

Fais-m’en une poésie

Et me l’envoie en Syrie,

Car ne puis trouver la paix

Pas plus le jour que la nuit :

C’est en terre d’outre-mer

Qu’est ma vie !

 

 

 

RINALDO D’AQUINO.

 

Recueilli dans La poésie italienne,

Seghers, 1964.