L’AMOUR DE LA PATRIE

 

À LA MÉMOIRE DE MES FRÈRES

 

 

                                    N’es-tu pas cette fleur dont le parfum nous charme,

                                    Fleur que l’aire superbe envie à l’humble nid,

                                    Éclose d’un rayon d’amour et d’une larme,

                                    Sous l’œil de Dieu qui te bénit ?

                                                                        Stéphen LIÉGEARD.

 

 

JE l’ai senti vibrer avec force, en mon âme,

Cet amour ! de son feu m’a dévoré la flamme !

– Le Teuton le sait bien, car je le maudissais,

Lorsque la Renommée exaltait ses victoires

Qui me versaient au cœur des torrents de déboires,

Et faisaient bouillonner en moi le sang français !

 

De tous les mutilés broyés par la mitraille,

Qui peuplaient notre toit, après chaque bataille 1,

Tandis que résonnaient des champs de liberté,

J’embrassais les débris, les pauvres faces hâves,

– De cette mer de sang trop lugubres épaves ! –

Et devant tous, j’avais une noble fierté !

 

Reischoffen les a vus dans sa plaine rougie

De la Charge des preux, dans une folle orgie

De carnage et de fer, entremêler leurs os !

Bazeilles garde aussi leurs saintes hécatombes !

Sur leur cendre, ont fleuri des roses, pour les tombes

Dont l’univers entier a chanté les héros !

 

Qu’est-ce donc que l’amour de la Mère Patrie,

Qui, plus que l’amitié, fait notre âme attendrie,

Et nous parle plus fort que l’amour filial ;

Qui, devant les adieux déchirants à l’épouse,

Ne répond qu’à la voix de la France jalouse,

Et poursuit, avant tout, son devoir martial ?

 

Qu’est-ce que cet amour plus fort que l’amour tendre,

Qu’une humble femme aussi peut sentir et comprendre,

Qu’elle soit mère, sœur ou fille de guerriers ?

Qui lui fait accepter dans l’élan du civisme,

De voir fils, frère, époux embrasser l’héroïsme,

Afin que notre France y cueille des lauriers !

 

Ah ! c’est que la Patrie est une grande chose !

C’est le toit familier où la vie est éclose ;

C’est le joyeux éden de nos jeux enfantins ;

C’est l’arbre du verger couvert de lierre sombre :

C’est le buisson de charme avec ses nids sans nombre ;

C’est l’étang, c’est la ruche et leurs riches butins.

 

C’est le champ printanier tout blanc de pâquerettes,

Dont jadis nous faisions de belles collerettes,

Près du donjon tremblant au blason effacé :

Ce sont tous les baisers de notre bonne mère ;

Le caveau des aïeux dans le vieux cimetière ;

Un secret enfoui dans l’écrin du passé !...

 

Ce sont les vrais amis : notre maître d’école ;

Le Pasteur, – si notre âme a gardé sa parole : –

Quelque cœur sur lequel on a pu s’appuyer.

C’est le cidre normand avec son ambroisie ;

C’est la lande bretonne avec sa poésie ;

C’est le bœuf de l’étable et le chien du foyer !

 

Et puis ce sont nos prés, nos vignobles, nos grèves,

Nos falaises, leurs fleurs qui nous donnent des rêves,

Avec leurs doux parfums d’immortelles, d’œillets !

C’est notre cher drapeau qui caresse sa hampe,

Poétisant le sol où jamais on ne rampe,

Car, de son livre d’or, brillent tous les feuillets !

 

Ce sont encor nos monts aux cimes orgueilleuses !

Nos fleuves, nos torrents, nos cités merveilleuses ;

Nos dialectes purs, et jusqu’à leur patois !

Nos arts si florissants ; nos grandes basiliques ;

Nos grottes, nos forêts pleines d’hymnes mystiques,

Qui parlent à nos sens, avec leurs mille voix !

 

C’est la foi, l’espérance et la charité sainte.

C’est l’abnégation sans murmure sans plainte ;

C’est de l’amour divin, le chef-d’œuvre puissant :

La croix ! cet étendard de la route isolée,

Sur lequel, appuyant sa tête désolée,

Un Dieu, pour sauver l’homme, a répandu son sang !

 

C’est l’amour sans faiblesse, ardent, chaste, fidèle,

De l’homme, secondant une épouse modèle,

Près de nombreux rameaux, de l’honneur, tous jaloux ;

Préparant avec soin des soldats à la France !

– Il en faudra beaucoup pour cette délivrance,

Le jour où les deux sœurs reviendront parmi nous !

 

Tout cela chante en chœur ce que ma lyre chante,

Ô ma France ! et ta voix est tellement touchante !

Que jusqu’aux cieux lointains, au fort de ses douleurs,

L’exilé qui l’entend, par elle, prend courage !

L’espoir de son retour, le cri de ton rivage,

Lui font trouver la paix au milieu de ses pleurs !

 

Connaît-il cet amour celui qui toujours nie ?

Qui du froid scepticisme, imprègne son génie,

Qui s’arme pour l’erreur, et croit au néant seul ?

Connaît-il cet amour, l’insensé qui se tue ?

Et celui, qui sans frein, au vice s’évertue ?

Non, la gloire jamais ne sera leur linceul.

 

L’amour de la Patrie est le devoir sublime !

Écartant de nos pas la lâcheté, le crime,

Travaillant sans relâche, aux plans, par Dieu, tracés !

Sans crainte des labeurs, des risques, des entraves,

Il sape l’égoïsme, il prépare des braves,

Donnant tout ce qu’il peut, sans dire : « C’est assez. »

 

Mais avant que demain nous jette ses alarmes !

Avant que les Français prennent en main les armes,

Pour chasser l’ennemi, devenir triomphants ?

Parlons-leur, à nos fils, de cette terre aimée,

Et des grands souvenirs dont elle est embaumée !

Imprimons le devoir au cœur de ses enfants !

 

Alors, que le canon, que le feu, que la poudre,

Que le clairon, l’obus, guidés par quelque foudre 2,

Les tambours, les échos prennent des tons moqueurs !

Et qu’en nos escadrons, que leur voix électrise,

Passe l’enivrement de la gloire, qui grise,

Que soldats et coursiers deviennent des vainqueurs !

 

Car nous verrons le jour, où comme une avalanche

La France bondira pour prendre la revanche

Qui, de notre douleur, peut seule nous guérir !

Et nous lui donnerons, comme pour une fête,

Notre or, et nos enfants, notre sang, notre tête !

Mais apprenons à vivre, afin de bien mourir !

 

 

 

Mme Eugène ROULLEAUX DU HOUX.

 

Paru dans La Sylphide en 1898.

 

 

 

 

 



1 Et que j’ai eu l’honneur de soigner chez moi, et dans les ambulances, 1870-1871.

2 De guerre.

 

 

 

 

 

 

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