L’âme des fleurs
Enfants aux doigts frêles comme elles,
Soyez charitables aux fleurs,
Car vos âmes sont sœurs jumelles
Et toutes deux ont leurs douleurs.
Les fleurs ont une âme secrète,
Le fin tissu qui nous ravit
Enferme en sa tendre retraite
Une âme qui souffre, qui vit,
Diamant si pur que la terre
Pour le sertir sur les rameaux
Éparpilla tout le mystère
De son luxe d’ors et d’émaux.
Oui, dans les blondes giroflées,
Au cœur des lys, dans les muguets
Dont les corolles ciselées
Carillonnent des hymnes gais,
Dans la rose ou la tubéreuse,
Comme aux fleurs simples des buissons,
Une âme se cache peureuse
Qui tressaille aux moindres frissons.
Si délicate que la brise
Semble veiller sur un berceau
Et qu’un rayon d’aube la grise,
Plus légère qu’un vol d’oiseau,
Ou qu’une ondine aux souples hanches
Dont les vagues à flots pressés
Enveloppent les formes blanches
De baisers sitôt effacés.
D’où venez-vous ? de quelles sèves,
Âmes des fleurs, jaillissez-vous ?
Nous poètes, épris de rêves,
Sommes vos confidents jaloux,
Car du mystérieux grimoire
Qu’un pinceau subtil et discret
Traça sur vos ailes de moire
Nous avons surpris le secret.
Par d’obscures métempsychoses
Les âmes des amants défunts
Poursuivant leurs métamorphoses
Revivent au sein des parfums.
Et dans la fleur qui se balance
Comme l’encensoir des parvis
Elles échangent en silence
Des souvenirs inassouvis.
Enfants aux doigts frêles comme elles,
Soyez charitables aux fleurs,
Car vos âmes sont sœurs jumelles
Et toutes deux ont leurs douleurs.
Antoine SABATIER.
Paru dans la Revue du siècle littéraire,
artistique et scientifique en 1891.