Les Amis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

SÉDIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Père a voulu que les trésors nous soient accessibles en proportion de leur réalité. La route de la Puissance ne s’ouvre que devant un petit nombre d’hommes. Les chemins de l’Intelligence se rencontrent assez fréquemment. Les voies de la Richesse s’offrent à un plus grand nombre encore. Mais Jésus ouvre devant tout homme une traverse conduisant à l’étroite coursière qui monte aux seuls réels trésors du sentiment.

Le sentiment est ce fil rattachant tout être à chacun des autres êtres, résistant à toute rupture, et avec lequel les anges tissent le décor immense, où la Trinité sainte retrouve l’image réduite de ses infinies perfections. Les besoins conduisent les hommes à se réunir, les opinions aussi, mais par des liens artificiels et fragiles. Le sentiment seul tresse les liens solides et rend la fraternité vivante parce qu’il est lui-même la vie.

Les sages ont dit la beauté du sentiment, pur entre tous, par lequel un homme s’attache à un autre homme, son ami. Le Christ reprend cette affection, la traite par des réactifs inconnus jusqu’à Lui, et la transforme. Il demande à l’amitié d’admettre un troisième convive à ses intimes banquets : Lui-même. Il s’invite, Lui, le maître des dieux et des mondes, à nos maigres festins ; il les magnifie, il y apporte l’atmosphère de sa joie parfaite, et l’amitié se dégage de ces ineffables conversations sous la figure divine de l’Amour vrai.

L’Évangile ne parle pas de l’amitié ; il ne parle gue d’Amis et que d’Amour. Dans les paysages éternels où il nous entraîne, les demi-ferveurs s’étiolent, les sentiments « raisonnables » s’anémient encore. Jésus s’efforce à nous inspirer le goût de l’Amour ; il nous en donne l’exemple admirable, il nous presse de le suivre ; il s’offre avec toute la grâce persuasive de sa dilection.

Pour nous convaincre, il énumère ses bienfaits, il explique sa tendresse. « Je vous aime, dit-il, comme mon Père m’aime ; demeurez dans mon amour ; que ma joie devienne votre joie ; comme je vous aime, aimez-vous les uns les autres ; nul amour n’est plus grand que celui qui donne sa vie pour ses amis ; n’ai-je pas donné ma vie pour vous ? Donnez-moi donc la vôtre, ne craignez rien, puisque j’ai promis de vous la rendre au centuple. Je vous appelle mes Amis parce que je vous accueille dans mon intimité. Je vous dirai tous mes secrets. J’ai tout organisé de façon que, en vous aimant les uns les autres, c’est moi que vous aimerez ; car ce n’est que si vous m’aimez que je puis faire votre bonheur. »

Les Amis véritables sont donc ceux-là seuls qui s’aiment en Jésus, qui retrouvent Jésus dans les cœurs les uns des autres, qui l’aperçoivent sans cesse dans leurs idéals mutuels et même dans leurs mutuelles laideurs. Ils savent ne vivre que par la vertu de son sang divin qui goutte sur leurs esprits du haut de la croix mystique. Ils ne comprennent que par le reflet de son omnisciente sagesse. Ils ne voient que ce qu’ils aperçoivent de Lui ; ils n’ignorent que ce qui reste inconnaissable en Lui : leur sensibilité vient de la Sienne, leur force du contact de sa main. Leur endurance, c’est de suivre ce Pèlerin jamais las parmi les nébuleuses et les galaxies. Leur pitié sur les misérables, c’est la splendeur du Très Compatissant, penchée sur leurs haillons. Leurs soins aux malades, c’est le regard thaumaturgique du Thérapeute infaillible. Leur science, c’est une phrase entrevue sur les pages immuables du Livre évident. Leur art, enfin, c’est encore Lui : musicien qui harmonise toutes les voix depuis le hurlement du démon jusqu’au murmure mélodieux du Seraph ; c’est Lui le peintre des fresques universelles ; c’est Lui le sculpteur des montagnes et des abîmes.

Les amis doivent tout à l’Ami ; et ils ne peuvent rien lui rendre qu’en s’offrant les uns aux autres ce qu’Il leur a donné à chacun personnellement. Ce seigneur, ils l’osent appeler leur Ami, leur Bien-Aimé ; car l’Amour est en eux ; ils sont en l’Amour ; et l’Amour est tout entier. Celui-là même qu’ils aiment, ils l’adorent, et ils se détestent : car ils savent maintenant comme ils l’ont fait souffrir ; des milliers de fois, ils l’auraient tué, si le Dieu qu’est Jésus ne ressuscitait à chaque instant l’Homme immolé qu’Il est aussi.

Jésus, source inépuisable de l’Impossible, de l’Indicible, de l’Irrévélé – Jésus, nom qui coule dans le cœur des Amis comme l’eau délicieuse des fontaines éternelles ; nom en qui, à la fin des temps, les astres flamberont comme dans un brasier ; Jésus qui porte dans la main gauche les cendres des mondes disparus, et dans la droite, les semences des mondes futurs ; – Toi que sollicitent et l’adoration des cohortes angéliques et la douleur des foules humaines ; Toi qui soutiens tout le ciel, et qui soulèves toute la terre ; Toi, si parfaitement bon que tu ignores ta bonté, – Tu sais garder à tes Amis des minutes où tu t’offres à chacun d’eux aussi totalement qu’il est possible de Te recevoir : donne-leur donc tout, donne-leur Toi.

À ce moment, ceux-ci se jettent sur Ton cœur, se perdent dans ce cœur, pour y mourir, pour y renaître sans relâche ; leurs extases séparées par de brefs regards des uns vers les autres, où ils se donnent tout entiers les uns aux autres. Ils aiment de tout leur cœur, de toutes leurs forces, de toute leur âme. Et leurs soupirs, leurs prières, leurs plaintes, ils comprennent que tout cela est vain. Ils se taisent alors ; le monde achève de les oublier ; le silence les recouvre et les protège ; et ils n’exhalent plus désormais leurs ardeurs que dans l’action.

Les voici au bout du chemin. Maintenant, ils font ce que l’Ami leur commande ; maintenant, l’Amour vit pour toujours en eux ; maintenant, ils sont nets, parce qu’ils savent s’oublier eux-mêmes ; l’inquiétude de leur propre bonheur s’est évanouie. Ils peuvent en vérité recevoir le titre d’Amis.

 

SÉDIR.

 

Paru dans Mysteria en 1913.

 

 

 

 

 

 

 

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