La patrie

 

 

Ah ! que ceux qui se disent les citoyens du monde habitent un triste pays ! Les êtres misérables que nous serions sans cet impérissable amour de la Mère-Patrie par quoi nous sommes encore quelquefois arrachés aux glus abêtissantes de l’égoïsme et qui fait saigner en nous, délicieusement et cruellement à la fois, toutes les fibres qui nous attachent au sol natal, mêlées aux racines de ses forêts, enroulées aux ossements des aïeux ! Exclusivisme sacré des races inexorablement ennemies, tu as été, depuis l’origine des siècles, la sauvegarde de toutes les noblesses de l’âme, le secret des héroïsmes, le réveil des courages, le salut des arts dont le génie répugne aux promiscuités de goûts. Si stupide que paraisse l’orgueil d’être né ici ou là, il semble nécessaire à notre dignité. Qui l’abjure se diminue soi-même. Et d’ailleurs qui l’abjure, ment ! Car celui dont le cœur ne bondit pas dès que la terre s’ébranle sous le pas de l’étranger, dès qu’une clameur de menaces lui est apportée par un écho qui ne parle pas sa langue, celui-là n’a jamais senti dans sa main la loyauté tranquille d’une main amie. C’est pour tous une façon de mystère devant lequel on s’éloigne. Rêve après cela, qui voudra, l’universelle lâcheté, mère des confortables à venir, s’épanouissant sur les nations, comme une fleur de honte, et toute l’humanité aux lèvres confondues dans un immense baiser !

 

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Où donc est, je, vous prie, l’honneur de l’humanité, chez nous, depuis ces années de revers, de désillusions et d’épreuves, sinon dans le courage obstiné de nos soldats, dans l’héroïsme toujours renaissant de ces chers vaincus d’hier qui seront les vainqueurs de demain ? Où de grands sentiments ont-ils mûri ? Où se recueillit le vol des nobles pensées ? Est-ce autour des bourses infâmes où hurlent les intérêts et se retournent les poches ? Est-ce dans le Parlement où la clameur bavarde des avocats, si prompts à envoyer des régiments à la tuerie, ne sonne rien que le rappel des élections à venir, gens dont le cœur est si bien descendu où l’on s’assied que, pourvu qu’ils gardent leur siège, ils se tiennent pour contents, le cuir de leur fauteuil fût-il taillé dans un lambeau de la France ? Non ! non ! non ! Et je vous défie d’aller chercher ailleurs que sous le drapeau, les sublimes oublis de soi-même sans lesquels il n’est ni patriote, ni citoyen, ni homme digne de ce nom ! Il faut donc les pleurer deux fois sans les plaindre une seule, ceux qui ne se réveilleront plus, leurs yeux s’étant fermés sur la vision sublime du sacrifice. Je ne puis penser à eux sans envie secrète et sans que, dans mon esprit, chantent à nouveau ces vers d’autrefois :

 

            Gloire aux vaincus du grand combat,

            Aux morts tombés sans funérailles,

            Sous le vent lointain des mitrailles,

            Dans les champs ennemis – là-bas !

 

            Sans faire un seul pas en arrière,

            Comme des astres s’éteignant,

            On les vit plonger, en saignant,

            Dans une brume meurtrière.

 

            La trombe de fer emporta

            Leur âme à ses fureurs mêlée ;

            Et sous la nue encor voilée,

            Le nom de la France monta,

 

            Plus haut que la dernière haleine

            Du soldat tombé dans le rang

            Plus haut que la vapeur de sang

            Qui flottait sur l’immense plaine,

 

            Vers Celui qui ne sachant pas

            Ce que sont défaite ou victoire,

            Couronne de la même gloire

            Tous les morts du même trépas !

 

 

 

            Armand SILVESTRE.

 

            Paru dans La Sylphide en 1897.

 

 

 

 

 

 

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