Nous ne mourrons pas

 

 

 

 

Par-dessus tout nous commençâmes à redouter les défunts et la mort.

Si un décès survient dans une famille, nous tâchons de ne pas leur écrire, de ne pas nous y rendre : nous ne savons que dire de la mort...

Il est même honteux de parler d’un cimetière comme d’un endroit sérieux. Il n’est pas possible de dire au travail : « Je ne peux pas être de corvée dimanche, car je dois visiter les miens au cimetière. » Est-ce une affaire de rendre visite à ceux qui n’ont plus faim ?

Transférer un défunt d’une ville dans une autre ? Quelle lubie. Personne ne donnera de wagon pour cela. Même en ville, on ne transporte plus les petites gens aux sons d’un orchestre ; ils sont rapidement véhiculés en camion.

Autrefois, dans nos cimetières, on circulait le dimanche entre les tombes, on chantait avec dévotion et on brûlait de l’encens. Une paix ineffable enveloppait le cœur, la cicatrice de la mort inévitable ne le comprimait pas douloureusement. Il semblait presque que les défunts nous souriaient imperceptiblement d’en-dessous leurs monticules verts : « Ce n’est rien !... Ce n’est rien !... »

Aujourd’hui, si le cimetière tient encore, on y trouve un écriteau : « Concessionnaires, débarrassez les détritus de l’année dernière sous peine d’amende ! » Mais le plus souvent on les nivelle, on les égalise avec des bulldozers pour en faire des stades ou des parcs de la culture.

Mais il y a encore ceux qui sont morts pour la patrie, comme cela pourra nous arriver, à toi ou à moi. Autrefois notre église leur consacrait un jour de l’année : celui du souvenir des morts tombés au champ d’honneur. En Angleterre, ce jour coïncide avec celui des coquelicots.

Tous les peuples ont un jour consacré pour penser à ceux qui sont morts pour eux. Or, le nombre des hommes qui sont tombés pour nous est supérieur à tous les autres, mais nous n’avons pas de jour consacré. S’il fallait prêter attention à tous les disparus, qui poserait donc les briques ? Nous perdîmes, au cours de trois guerres consécutives, des maris, des fils, des fiancés – disparaissez donc, odieux personnages, sous votre socle de bois peint. Ne nous empêchez pas de vivre !

Nous ? ! Nous ? ! Voyons ! Nous ne mourrons jamais !

Voilà le sommet de la philosophie du XXe siècle.

 

 

 

 

Alexandre SOLJENITSYNE.

 

Extrait de poèmes en prose circulant sous le manteau en Russie

et publiés en russe dans le numéro 56 de la revue Grani.

(Traduits par Michel Slavinsky.)

 

Recueilli dans La Russie retrouve son âme,

numéro de juin 1967 de la revue La Table ronde.