Souvenirs

 

 

De même qu’à la pointe du jour l’on voit les tendres boutons du thym et du romarin ouvrant leur calice aux abeilles, de même, ô Roussillon, mon cœur, au milieu du soir de ma journée, t’ouvre son vase empli d’amour, dans ton langage, véritable harmonie.

 

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Voisine du ciel, ô Canigou ! comme elle est belle ta cime neigeuse, alors que, sortant du golfe du Lion, avec son rire diamanté, l’Aube avant-courrière du Soleil, d’un bond, d’un seul vol, lui donne, – au chant du rossignol, – son tendre et virginal baiser !

 

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Ton versant dort encore dans l’ombre... Soudainement, le divin roi du jour allume à l’orient sa lampe d’or... Tout resplendit ou s’agite dans l’allégresse. Le coq réveille ses amours ; en plaine, sur les verts coteaux, les oiseaux chanteurs luttent, hardis, en vifs gazouillements ; les voix d’airain des clochers lancent vers le ciel l’Ave Maria ; les agneaux leur bêlement, les bœufs leur mugissement... Quelle ineffable symphonie !...

 

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Salut cordial, monts de l’Albère, rives du Tech, beau Vallespir, qui enguirlandes notre frontière de festons bleus comme des fleurs de lin !...

 

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C’est là que je suis né, hélas ! sans père : j’eus pour berceau son lit de mort. À deux ans je n’avais pas de mère. Connaissez-vous un sort plus triste !

 

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L’enfant devint homme. Amère souvenance ! le destin m’exila loin de toi, Vallespir, il y a plus de cinquante ans, à l’autre bout de France, où j’ai oublié à demi ton sonore catalan. Dis, raconte à ton fils, oh ! ma montagne bien-aimée, à ton fils qui soupire après toi dans sa prison du Nord, ce qu’il t’est advenu dans cet intervalle : réveille en moi le souvenir de tes sommets, de tes vallées.

 

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Dis-moi : tes tours lézardées, Massane, Mir, Cos et Cabrens, ont-elles éteint les hautes flammes qui provoquaient tes appels aux armes ? et quand l’orage, sur tes hauteurs, déchire le manteau des nuages, que les cloches sonnent pour la prière, défient-elles toujours le feu du ciel ?

 

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Le micocoulier de mon village (quand je naquis, il était, lui, bien vieux) a-t-il conservé toutes ses branches ? l’oiseau y fait-il son nid chaque année ? Voit-on encore sous son feuillage, ami des enfants au berceau, voleter, – riante image, – comme des guêpes d’or, les rayons de soleil ?

 

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Tandis que les fourmis, en ordre de rangées, vont s’approvisionner pendant l’été pour l’hiver, et traînent péniblement le blé des meules vers le grenier fraternel, dis-moi, est-ce que tes recteurs et leurs ouailles vont en chantant et d’un pied léger par tes sentiers escarpés, chercher la paix de l’âme dans les saintes chapelles de la Mère de Dieu ?

 

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Qu’ils étaient beaux, tes jeunes montagnards, vifs comme des lézards, robustes comme des chênes-verts, dansant gaiement au son des flageolets, faisant sauter les jeunes filles par-dessus leur tête, soit seule à seul, – poids bien léger pour eux, – soit encore par groupes qui, en l’air, se donnaient un baiser, charmants bouquets de roses épanouies, cueillies au matin de leurs jours !

 

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Au murmure de tes rivières, au doux chuchotement des hêtres, des peupliers, des châtaigniers, des chênes-lièges, au chant des grillons dans les chaumes, quel plaisir, quel délice pour moi de contempler ta nuit, par un beau temps, semant la poussière des étoiles sur le désert de ton ciel bleu !

 

Nuit étoilée, nuit sereine, nuit amoureuse, et si douce, je m’attriste pour celui qui ne t’a pas vue !

 

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Ô Tech, comme elles sont belles et fraîches, tes rives ! ta vallée est de celles qui ne craignent pas l’oubli : elle donne à la France les premières cerises et la neige hivernale de l’amandier fleuri ; elle est comme une cage ouverte d’où l’oiseau ne s’envole jamais, et bien qu’en jolies rimes le dise un troubadour, ce n’est pas au Canigou, mais dans ta vallée seulement qu’en tout temps il y a des fleurs.

 

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Vallespir, doux soupir ! quelle joie ! Mon cœur rêve qu’un jour j’aurai pour dernier lit quatre dalles de ton granit. Si Dieu me refuse ce que j’espère, si mon jour suprême doit venir sous un autre ciel de France, garde de moi ce souvenir : je ne mourrai pas de vieillesse ; hélas ! non, je mourrai de tristesse, Vallespir, doux soupir !

 

 

Pierre TALRICH.

 

Traduit du catalan par Jean Amade.

 

Recueilli dans Anthologie catalane (1re série : Les poètes roussillonnais),

avec Introduction, Bibliographie, Traduction française et Notes

par Jean Amade, agrégé de l’Université, professeur au Lycée

de Montpellier, 1908.

 

 

 

 

 

 

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