Héliopolis

 

 

                     Mens agitat molem.

 

 

                                           I

 

JE longe le désert vers Héliopolis.

La plaine sablonneuse aux onduleux replis

Se déroule à ma droite, aride, désolée,

Nue et par un soleil implacable brûlée.

À ma gauche, s’étale un printemps enchanté.

La vie exubérante et la mort à côté !

Entre ces deux aspects la route se prolonge.

Le contraste saisit l’esprit ; et moi je songe

Qu’il suffit d’un peu d’eau, sous ces cieux enflammés,

Pour couvrir le désert d’ombrages embaumés,

Et que le cœur brisé renaît sous une larme !

 

Tout ici fait penser, tient l’âme sous le charme

Des plus grands souvenirs que l’histoire ait laissés.

Moïse et Jésus-Christ en ces lieux sont passés.

On t’y rencontre, ô France, héroïque et féconde,

Allant de ton génie ensemencer le monde.

 

 

                                           II

 

Quand Marie et Joseph, emportant l’Enfant-Dieu,

Loin d’Hérode, à travers la solitude en feu

S’enfuyaient, pour donner à leur front un peu d’ombre,

Surgit du sable un arbre, où des oiseaux sans nombre

Chantaient des temps nouveaux l’aube qui se levait.

Arbre miraculeux dont mon esprit rêvait !

Je le vois. Je le touche. Assis sous son feuillage,

De ses hôtes charmants j’écoute le ramage.

Ce murmure, emplissant l’air lumineux et chaud,

Prend un sens et me crie : « Homme, regarde en haut !

 

                « Si la terre t’a vu paraître

                Dans ta merveilleuse beauté,

                Si les éléments ont pour maître

                Ton génie et ta volonté,

                Si tes mains transforment le monde,

                Si tu sondes la mer profonde,

                Si tu domptes l’air et le feu,

                Si l’univers est ton domaine...

                Ah ! c’est que la famille humaine,

                Comme cet arbre, abrite un dieu !

 

                 « Un dieu te possède. Il allume

                Dans ton sein les vastes désirs,

                Et toujours mêle une amertume

                À l’ivresse de tes plaisirs.

                La nature, pour te séduire,

                Exalte en vain jusqu’au délire

                Ton orgueil et tes sens troublés ;

                Ton cœur vaincu soupire encore,

                Tes yeux cherchent une autre aurore,

                Au-delà des cieux constellés.

 

                 « La plante qui pousse dans l’ombre,

                Loin du rayon tiède et vermeil,

                S’aventure en détours sans nombre

                À la poursuite du soleil.

                Ainsi l’infini te tourmente,

                Et ton angoisse s’alimente

                De tes espoirs toujours déçus.

                Élève ton cœur ! C’est l’oracle

                Que donne l’oiseau du miracle

                Chantant dans l’arbre de Jésus. »

 

 

Bourdonnements, parfums, couleurs, charmant cantique !

Un effluve de vie, autour de l’arbre antique,

Monte dans la lumière, ainsi qu’un flot d’encens.

La pureté du ciel rend plus subtils les sens,

Et l’œil à la pensée ouvre un champ plus sublime

Dans la profondeur bleue où le regard s’abîme.

Ce grand éclat du jour, cette fécondité

D’un être tout-puissant attestent la bonté.

Poussé dans l’infini d’un souffle irrésistible,

Ainsi l’esprit s’élève au soleil invisible

Qui reste quand tout passe, et d’un divin rayon

À fait épanouir dans l’homme la raison.

L’âme par l’idéal réchauffée et ravie

Place le but de vivre au-delà de la vie.

 

 

Ô terre des tombeaux tout rayonnant d’espoir !

Terre où la mort s’offrait, comme arrive le soir

Qui permet à la nuit d’accomplir son mystère

Et de renouveler dans son sein la lumière !

Tout, sur ton sol, Égypte, est providentiel.

Là-bas, ce jet de pierre élancé vers le ciel,

L’obélisque qui vit Abraham et Moïse,

Que nous dit-il ? Le roi dont on lit la devise,

 

De ses divinités implore le secours,

Non pour être puissant, mais pour « vivre à toujours ».

Vivre à toujours ! désir de la vie immortelle !

Pour étancher sa soif où l’âme boirait-elle ?

Tout ce qui naît s’éteint dans la nuit du tombeau,

Tout périt, excepté le Vrai, le Bien, le Beau.

Inquiète, Psyché, que rien ne rassasie,

Ne cherche point ailleurs ta céleste ambroisie.

 

 

 

                                         III

 

 

Heureux qui se possède et, s’isolant du bruit,

Au spectacle des cieux se complaît et s’instruit !

La nature est pour lui comme un sublime livre ;

Lentement son secret à l’étude se livre.

Science, Muse auguste, et qui tiens dans ta main

La gerbe des progrès faits par le genre humain,

De quel noble souci des choses éternelles

Ton amour sait remplir le cœur de tes fidèles !

Pour combien cependant ton phare est un écueil !

L’homme, grandi par toi, s’amoindrit par l’orgueil.

Il détourne de Dieu l’essor de sa pensée,

Et la condamne, hélas ! aigle à l’aile cassée,

À ne plus mesurer que le cercle restreint

Où sans but, au hasard, elle agit et s’éteint.

Le désordre moral naît de cette démence ;

Et par l’oubli de Dieu le chaos recommence !

Le lion qu’a blessé l’Arabe du désert

S’avance insoucieux du noble sang qu’il perd.

Il garde sa puissante et royale attitude.

Son long rugissement emplit la solitude ;

Et, malgré la douleur dont il sent l’aiguillon,

Il paraît calme et fort ; c’est toujours le lion !...

Tout à coup, allongeant sa patte redoutable,

Comme pour son repos il s’étend sur le sable,

Son œil glauque se vitre, il râle sur le flanc…

 

 

Peuple qui perd sa foi, lion qui perd son sang !

 

 

Idéal ! idéal ! c’est toi la grande force !

Quand le chêne aux bourgeons ouvre sa rude écorce,

C’est le printemps ; ainsi ton pouvoir se connaît

Au triomphe du Bien dont le culte renaît.

La charité remplit sa mission bénie.

Tu révèles des pleurs la douceur infinie.

Tu transfigures tout dans un rayonnement.

L’art reçoit de toi seul l’âme et le sentiment ;

Et, lorsque le génie étonne la pensée,

On sent que ta vertu dans son œuvre est passée.

 

 

Tu réveilles en nous l’espoir mystérieux

Qui console la terre en lui montrant les cieux ;

Tu fais braver la mort ; tu nous aides à vivre,

Et de l’amour de soi ton amour nous délivre.

 

 

Tout meurt par l’égoïsme et prospère par toi !

L’apôtre qui s’exile et, pour prêcher sa foi,

D’un cœur tranquille et doux affronte le supplice,

Le soldat de sa vie offrant le sacrifice,

Le savant qui s’expose aux fléaux meurtriers :

De ta vigne, Idéal ! tels sont les ouvriers.

Quel invincible attrait, quels intérêts suprêmes

Leur font trouver un charme à s’oublier eux-mêmes ?

N’est-ce pas toi, soleil du céleste horizon,

Qui des beaux dévoz1ments fais lever la moisson ?

 

Tu t’éclipses !... soudain les peuples dépérissent.

Des nobles actions les sources se tarissent.

Le sordide intérêt gouverne, inspire tout.

On parle du progrès sans en avoir le goût.

On doit tout rénover, puis il faut tout détruire.

C’est la nuit ; on ne voit bientôt plus d’astre y luire.

On veut vivre et jouir pendant qu’on est vivant.

Tout le reste paraît frivole et décevant.

De l’égoïsme même on épuise les fièvres.

Un jour, l’aridité de tout vous monte aux lèvres.

Fanfaron du néant que la mort fait pâlir,

Lassé d’être, on ne peut se résoudre à finir.

Les lois, les mœurs, les arts sur cette pente roulent,

Et dans l’abaissement les vieux États s’écroulent.

 

Mais le dieu qui soupire au fond du cœur humain,

S’il se tait aujourd’hui, s’insurgera demain.

Viennent de la douleur les recueillements sombres,

Les guerres entassant cadavres et décombres,

Vienne l’heure d’épreuve, et le peuple oublieux

Entend de l’idéal l’appel mystérieux.

De l’avilissement il déchire les toiles,

Et l’on voit rejaillir cette boue en étoiles !

 

 

                                           IV

 

France, l’humanité souffre de tes sommeils.

Mais quel éclat superbe entoure tes réveils !

C’est lorsque l’on te voit au plus bas descendue,

Quand ta force s’épuise et qu’on te croit perdue,

Que tu conquiers la terre, et que tu resplendis !

Dans ce désert brûlant, luttant un contre dix,

Les soldats de Kléber tombés dans la bataille

Saluaient ton drapeau tout criblé de mitraille,

El leur âme chantait en montant au ciel bleu,

France, pour qui l’on meurt comme l’on meurt pour Dieu !

Tu n’es pas seulement une patrie aimée.

Le monde attend de toi, puissante ou désarmée,

Que tu donnes sa forme à l’obscur avenir.

Dis-lui ce qu’il faut craindre et ce qu’il faut bénir.

Retrouve ton génie à cette heure suprême,

France. Élève les cœurs en t’élevant toi-même.

Sursum corda !

 

 

                                           V

 

                        Déjà le soleil déclinant

A franchi l’horizon limpide et rayonnant.

L’or, le rose, le vert font une seule teinte

Qui garde encor l’éclat de la lumière éteinte.

Un buffle aux larges flancs passe dans le chemin.

Sur son dos, un enfant, une branche à la main,

Le frappe. Il a compris cet ordre, il s’y conforme,

Et la petite main mène la bête énorme !

 

 

 

                                                                             Henri THIERS.

 

                                             Paru dans la Revue lyonnaise en 1885.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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