Or oyez tous l’extravagance…

 

 

Or oyez tous l’extravagance

De la folle vie qui est mienne !

 

J’ai d’années une quarantaine,

Espère mener sainte vie ;

Acquis ai vertu si parfaite,

Que voir plus grande ne se peut.

 

Comme rognon en graisse inclus,

Si suis parmi les miens reclus ;

La vertu recommande tant,

Et vicieux reste cependant.

 

Louange à table le jeûner,

Et dans mon lit loue le veiller ;

Silence me mets à prôner

Et puis bavarde plus qu’avant.

 

Mange et dors et me vêts de drap ;

Dis : Le monde est rempli d’embûches ;

Tristement dépense mes ans,

Perds la journée en bavardages.

 

Suis au monde traître fieffé,

Et pour moi-même suborneur.

Or voyez quelle grande erreur :

Espère bien en vivant mal.

 

Reprends les autres âprement ;

Reproches ne veux nullement ;

Qui me flatte, parmi les gens,

Prend aussitôt mon amitié.

 

Suis tenu de chacun aimer,

Et suis toujours à murmurer ;

Si je voulais amour porter,

D’autrui les vices je tairais.

 

Mon salut est en grand péril,

Et ne suis pas le bon conseil

Le plus souvent choisis le pire,

Par ma coupable vilenie.

 

Bien désire d’être sauvé

Et du vice suis prisonnier,

Voudrais bien vaincre le péché

Et de combattre n’ai envie.

 

Désirerais être patient,

Et pâtir ne veux nullement ;

Voudrais avoir paix en l’esprit,

Et me conserver tous mes vices.

 

Voudrais avoir le corps réglé,

Sans pourtant les sens réfréner :

Et vivant comme d’habitude,

Voudrais la fin que l’on désire.

 

Veux servir mon Dieu et Seigneur,

Et suis toujours en cette erreur ;

Recherche monde, cherche honneurs,

Et les plaisirs en même temps.

 

Sers le monde bien volontiers,

Et Dieu seulement en pensers ;

Le monde avec des actes vrais,

Et Dieu avec hypocrisie.

 

Si vraiment m’approchais de Dieu,

Fuirais le monde si pervers.

Autant recherche mon plaisir,

Autant fuis loin du bon Messie.

 

Confessant que suis dans l’erreur,

Cherche à retrouver mon honneur ;

Et dis : « C’est ma faute, Seigneur »

Lorsque me trouve en compagnie.

 

Vois arriver ma sépulture,

Et la pensée m’ensemble dure ;

Pour l’Église me mets en route,

Avec l’esprit faux et coupable.

 

À la Messe et à l’oraison,

Suis avec peu de dévotion ;

Et sans grand considération,

Regarde le fils de Marie.

 

Dans l’oraison je supplie Dieu

Que me remette mon debet,

Comme au prochain dis que je fais ;

Et pour lui vis en hérésie.

 

Tant de fois ai commis péché,

Et Dieu m’a toujours supporté ;

Et si suis point ou injurié,

De supporter n’ai pas la force.

 

Vois Jésus-Christ dessus la croix

Nous pardonner à haute voix ;

Et moi, ainsi que chien féroce,

Grand vengeance faire voudrais.

 

Ai désir de toujours gagner,

Sans nulle fatigue endurer ;

Voudrais sainteté acquérir,

Sans que me coûte aucune peine.

 

La fatigue m’est ennemie,

Désire vertu sans fatigue ;

Convient que vérité je die,

Que je suis plein d’hypocrisie.

 

Chaque jour, me vais confesser,

Et ne veux me vaincre moi-même.

Chaque jour plus, péchés ourdis,

Et reste dans cette ténèbre.

 

Je crois m’être bien confessé,

Avec le prêtre ai raisonné ;

Et puis, mon vice et mon péché,

Le commets comme auparavant.

 

Voudrais jouir à toutes heures,

Voudrais bénéfice et honneur ;

Plus grand mal n’y a pour le cœur,

Que rester en cette agonie.

 

Pauvreté, vergogne et douleur,

Est la route qui mène au Ciel.

Moi, richesse, honneur et repos

Je cherche et sauver me voudrais.

 

L’homme qui est bon par essence

Évite la bonne apparence,

Et moi, tout vide de sapience,

Cherche renommée mensongère.

 

Ne parle que pour mon honneur,

Mais fais montre que soit pour Dieu :

Le trompé, c’est cependant moi,

À cause de ma grand superbe.

 

D’abord on veut faire le bien,

Et puis on veut narrer le bien ;

Pourtant c’est folie de parler,

Quand on devrait d’abord ouvrer.

 

J’ai désir de changer d’état,

Pour faire bien d’autre côté ;

Et le démon m’a aveuglé ;

Je perds le temps en frénésie.

 

Suis attaché à vie active,

Et voudrais la contemplative ;

Tout mon mal de ceci dérive :

Ne suis ni Marthe ni Marie.

 

À ce à quoi suis obligé

Évite d’être mis à l’œuvre ;

M’en vais où ne suis appelé,

Et laisse mon fait en oubli.

 

Ce que ne peux faire désire,

Ce que pourrais, jà ne le veux ;

Laisse ce qui est juste et pieux

Mon espoir stupide et coupable.

 

Laisse le bien et prends le mal,

Toujours sous couleur de vertu ;

Grâce à ma cécité mentale,

Ne fais bien qui soit acceptable.

 

Veux élucider ce qu’est Dieu,

Et ne sais même pas mon vice.

Alors que chercher je devrais

À diriger bien ma maison.

 

Voudrais couler mes jours en paix,

De rien supporter me déplaît ;

Grâce à ma langue trop mordante,

Chois souvent en bizarrerie.

 

L’amour propre souvent me trompe,

Me fait poison paraître manne,

Et l’ennemi prend au panneau

Mon cœur confiant en ma raison.

 

Toujours le vice laisse peine ;

La vertu douceur nous amène ;

Et moi, fou à mettre à la chaîne,

Laisse le vrai pour le mensonge.

 

Peine grande et confusion

Laisse le vice aux pauvres hommes

Lumière et consolation

Vertu laisse à l’âme pieuse.

 

À ce que ne puis ou dois faire

Je voudrais toujours m’exercer.

Quand est devoir de travailler,

Mon cœur de prier a envie.

 

Lorsque me trouve en oraison,

Voici venir ma tentation :

Me dit que la prédication

M’aiderait à sauver mon âme.

 

D’autrui les maux voudrais guérir,

Et pour moi ne veux médecine ;

Pourtant devrais d’abord chercher

La cure de ma maladie.

 

Fais le péché en dire et faire,

Et le bien ne fais qu’en penser ;

Espère ma vie amender,

Et pourtant pèche nuit et jour.

 

Souventes fois fais le projet

De vivre bien sans défaillance :

Puis dans les vices me délecte,

Fixé en cette félonie.

 

Pour l’amour comme pour l’honneur,

Suis à Jésus-Christ fourbe et traître

Et n’accepte pour son amour

Pauvreté ni abaissement.

 

Voudrais bien mon âme sauver,

Sans pour cela me mortifier ;

Et avec le Christ triompher,

Mais non pas avec lui pâtir.

 

Quand m’obstine dans les délits,

Je dis : « Loué soit Jésus-Christ ! »

Puis subitement, triste sire,

Avec Pierre je le renie.

 

Suis fort gaillard hors de la guerre,

Mais en bataille chois à terre,

Et l’ennemi ainsi m’empoigne,

Me vainc avec mes propres armes.

 

Du jugement et de l’enfer

Crois avoir terreur salutaire,

Et puis pour un léger sourire,

Mon âme laisserais damner.

 

Autant suis dolent de mon vice,

Autant la vertu ne conquiers ;

Ne corrige le vivre mien,

Et pourtant la gloire voudrais.

 

Du ciel voudrais miséricorde,

Et avec Dieu vis en discorde !

Si avec Lui avais concorde,

De mourir n’aurais pas terreur.

 

Mal ai fait, ne cesse de dire ;

Et le mal faire ne sais fuir !

Je vois la mort à moi venir,

Et vis avec des amusettes.

 

Bientôt rendrai raison au Christ,

Et mes péchés pourtant augmente ;

Et mourir combien en ai vus,

Sans pénitence ni piété !

 

Si attends à mon lit de mort,

Pénitence aura peu de prix ;

Quand ne pourrai plus faire mal,

À Dieu retourner je voudrai.

 

D’ici je vais bientôt partir,

En ai sincère repentance ;

Vers moi s’avance la sentence

Que m’en aille comme damné.

 

Suis déjà tout près de la mort,

Et à l’enfer cours à grands pas ;

Et les démons sont à la porte,

Qui m’attendent assurément.

 

Et je suis le fou malfaisant,

Qui pour Dieu n’accepte mésaise,

Moi qui devrais, comme un manœuvre,

Exténuer ma triste chair.

 

Et comme suis le fou mauvais,

Bien que fou, le bien j’aperçois ;

Pour avoir le monde, perds Dieu,

Par la grande mienne folie.

 

Bien je suis des fous le plus grand

Puisque reconnais mon erreur !

Tant de lumière ai du Seigneur,

Que pour Lui mourir je devrais.

 

Ô Toute-Puissance, ô Sapience,

Ô infinie haute Clémence,

Triple et unique par essence,

Guéris-nous de telle folie.

 

 

 

Jacopone da TODI.

 

Traduit de l’ombrien par Pierre Barbet.

 

 

 

 

 

 

 

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