L’annonciateur

 

 

                                                         Au jeune Esthète.

 

POÈTE, écoute moi ! Sois vraiment un poète,

– Un créateur d’Amour, – car vaine est la chanson

De ton souple clavier, si ton âme muette

Au bout de tes doigts fins ne met aucun frisson.

 

Déroule, si tu peux, en ton riche dictame,

La toile de ton rêve aux multiples splendeurs,

Des somptuosités récitant bien la gamme ;

Mais surtout fais-nous lire au récital des cœurs.

 

Ne dédaigne pas tant nos douleurs et nos luttes ;

Vigny quittait parfois son ivoirine tour,

Laisse aussi, par moment, ton atelier de flûtes ;

Dans nos rangs viens souffrir, viens aimer à ton tour.

 

Aime d’abord, avant de composer un livre.

Veux-tu que ton poème, ardent et généreux,

Se grave au cœur de tous ? Commence par le vivre.

Écris-le pour toi, mais l’ayant vécu pour eux.

 

Aime : il sera brûlant de ces larmes brûlantes

Qui montent à leurs yeux de leur sein frémissant,

Et dans ton œuvre vraie aux pages ressemblantes,

Chacun se complaira, tous s’y reconnaissant.

 

Aime : il nous redira cette plainte éternelle

Qui monte des cités comme aussi des sillons,

Et la procession auguste et fraternelle

Des pauvres de Jésus, tout nimbés de rayons.

 

Aime : il sera suave ainsi qu’une caresse,

Aime : il sera charmant ainsi qu’une amitié,

Aime : il sera profond ainsi que la Tendresse,

Aime : il deviendra saint de la sainte Pitié.

 

Aime donc, tout est là. Sois un cœur, sois une âme,

Avant d’être une Lyre avec des sons autour ;

Aime le sacrifice à l’héroïque flamme,

Aime l’enthousiasme, enfin aime l’amour ;

 

Et non pas cet amour issu de la névrose,

Cérébral et stérile encor plus que pervers,

Mais l’amour frais et pur comme un toucher de rose,

Créateur comme Dieu, grand comme l’univers,

 

Qui rapproche soudain les globes dans l’espace

Et les cœurs sur ce globe, et, chaînon merveilleux,

D’un soleil qui passait cette étoile qui passe,

Et du feu des yeux noirs la douceur des yeux bleus ;

 

Et qui joint, par-dessus ou par delà les tombes

– Quand les prières sœurs aux vols purs et fervents

Dans les cyprès en deuil passent, blanches colombes –

À la tribu des morts la tribu des vivants.

 

Oh ! de cet amour, sois comme le tabernacle ;

Et pareil au candide et simple enfant de chœur

Chargé d’entretenir la lampe du cénacle,

Ne laisse pas mourir la lampe de ton cœur.

 

Ne laisse pas s’éteindre, aède, sous ta robe,

Ton culte pour le Droit qu’opprime en vain le fort ;

Garde ta conscience immaculée et probe ;

Sois un prêtre de l’Art,... mais du Juste d’abord.

 

Crois-moi, ce virtuose indifférent au Juste

– Fût-il triomphateur et fût-il éclatant –

N’est pas le messager de la parole auguste

Qu’un nouveau monde, au seuil d’un nouveau siècle attend.

 

Celui-là seul vraiment sera l’élu des âmes,

Qui descendra des cieux comme un cygne idéal,

Non pour tremper son aile aux souillures infâmes,

Mais pour mieux nous guérir sachant mieux notre mal.

 

Il ira dans nos cœurs, plongeant au fond du gouffre,

Non pour cueillir nos pleurs et s’en faire un atour,

Mais pour tendre une main à tout être qui souffre,

Pour donner un baiser à tout meurtri d’amour.

 

Mélodieux berceur de cette époque amère,

Il prendra sur son sein la pauvre humanité

En lui criant : « Je t’aime, et je veux, ô ma mère,

Te consoler un peu, toi qui m’as enfanté. »

 

Clair annonciateur et pacifique archange,

Par qui sera des deux le message porté

Aux bergers dans l’étable, aux vanneurs dans la grange,

À tous ceux, à tous ceux de bonne volonté.

 

Paix et louange à lui ! Le monde encor l’ignore,

Mais comprend qu’il sera très doux et très humain.

D’une larme du Christ Éloa put éclore :

Des larmes de la terre il va naître demain.

 

 

 

Émile TROLLIET.

 

Paru dans La Sylphide en 1901.

 

 

 

 

 

 

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