Prélude

 

 

                                                                     À M. de Vogüé.

 

 

                                            I

 

Ils m’ont dit : « Le poète est d’abord un artiste ;

« Il est le sertisseur des mots ; il peut tailler

« Un sonnet qui reluit ainsi qu’une améthyste ;

« Sait-il aimer ? qu’importe... il sait bien travailler

 

« Comme avec son fleuret joue un maitre d’escrime

« Il joue avec sa plume, et, joli ciseleur,

« Il fait au bout du vers étinceler la rime

« Comme au bout d’une tige étincelle une fleur.

 

« Il passe dans la vie ainsi qu’un inutile ;

« Faire divinement des riens, voilà son lot ;

« Sur quelque beau papier il fabrique du style,

« Ainsi qu’un Japonais fabrique un bibelot.

 

« Il fait de l’art pour l’art ; gravement, il s’amuse

« À marier entre eux les sons et les couleurs ;

« Homme, il avait une âme ; il n’a plus qu’une muse

« Dont la sérénité veut ignorer les pleurs.

 

« Que le chantre des Nuits et le chantre d’Elvire

« Mettent impunément des larmes dans leurs vers,

« Passe encor ; mais tout change. Autre époque, autre lyre ;

« Nous sommes la médaille, ils étaient le revers.

 

« Les baisers trop profonds, les bouches trop aimées,

« Tout ce qui prit le cœur ne nous attendrit plus ;

« Avec les rimes d’or nous faisons nos camées ;

« Les pleurs sont donc pour nous des diamants superflus.

 

« D’images et de mots faisons une ample gerbe ;

« Et soyons moins émus pour être plus adroits ;

« Du faîte dédaigneux d’un Parnasse superbe

« Laissons tomber nos vers maguific1ucs el froids. »

 

                                            II

 

Ô large théorie, ô système sublime !

Eh quoi ? la poésie au généreux essor,

Enchaînée à la Forme est restreinte à la Rime,

Écrin de pacotille où manque le trésor !

 

La sœur de la souffrance et la mère des œuvres,

Descendue au métier et transformée en jeu,

Devenant, sous les doigts d’impassibles manœuvres,

Quelque ode sans patrie ou quelque hymne sans dieu !

 

Le grand art inspiré qui sonnait fier et libre,

Pauvre aujourd’hui d’idée et veuf d’émotion,

Réduit au chant de flûte où rien d’humain ne vibre,

L’art sacré de Corneille., ô profanation !

 

Quoi ? parce qu’en mes mains reste un semblant de lyre,

J’oublierais mon pays et mon temps, et jamais,

Citoyen sans élan, poète sans délire,

Je ne voudrais quitter mes paisibles sommets !

 

Parce que je m’appelle un disciple du rêve,

J’aurais le droit de faire un travail puéril,

Et, le front sérieux, de badiner sans trêve,

Loin des soucis féconds et du devoir viril !

 

J’irais comme un esclave où la rime me mène,

Le cœur toujours glacé, les yeux toujours sereins ;

Et je m’avancerais dans la tempête humaine,

Le regard attaché sur mes jolis quatrains !

 

Comme si le rêveur, mort de sa rêverie,

Vivait hors de la vie et de l’humanité,

N’ayant plus dans son sein ton amour, ô Patrie,

N’ayant plus dans ses chants ton nom, ô Liberté !

 

Comme si, dans notre âme éprise de tendresse,

Des larmes et des vers le fleuve était tari,

Et comme si l’amant, inassouvi d’ivresse,

Loin de l’amante, hélas ! ne jetait plus de cri !

 

Mais ce cri fut jeté par d’autres ! Que m’importe ?

À mon tour désolé, je le jette à mon tour ;

En est-il donc moins vrai, si le vent qui l’emporte

D’un autre cœur blessé l’emporta quelque jour ?

 

Est-il rien de plus vrai qu’une larme qui tombe !

– Un poète banal est un poète mort ! –

Je le sais, mais l’élan qui brisera sa tombe,

D’où peut-il lui venir ? De son âme d’abord.

 

Écoute donc ton âme, et moque-toi du reste,

Ô poète, ô mon frère ! Interroge, à ton tour,

Ce souffle intérieur, cette flamme céleste

Où Dieu mit la pensée, et la Femme l’amour.

 

                                          III

 

« Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie ! »

Le mot est encor vrai, bien qu’il paraisse usé,

Et toujours la souffrance, urne amère et bénie,

Verse la poésie au flot inépuisé.

 

La source des beaux vers n’a pas changé... c’est l’âme.

En vain le fleuve intime est parfois desséché.

Pour qu’il jaillisse encor, c’est assez qu’une femme

De sa petite main t’ait brusquement touché !

 

Si ta mère et ton Dieu t’ont vraiment fait poète,

Il suffit : un regard, un parfum, un frisson,

Feront dans ta poitrine endormie et muette

S’éveiller tôt ou tard la sublime chanson.

 

Dis-nous donc ta chanson : poème, idylle ou drame :

Dis-nous les mille voix qui peuplent ton cerveau,

Et, fuyant toute école au servile programme,

Sois avant tout toi-même, et tu seras nouveau.

 

Parle-nous d’idéal, même après Lamartine,

D’amour après Musset, de gloire après Hugo ;

Reprends du genre humain la complainte divine,

Et de l’hymne éternel donne un nouvel écho.

 

Car l’air sera nouveau, si vieille est la romance ;

Pour rajeunir un fond, comme le monde, ancien,

Il suffit de ton cœur qui toujours recommence

L’inachevé poème et toujours le fait sien.

 

Oui ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le poète,

Le droit trahi, l’honneur vendu, le mal vainqueur,

La force dominante et l’idée inquiète,

Tout cela, tout cela crie au fond de ton cœur.

 

Et c’est ton cœur aussi qui, doux aux misérables,

Se penche avec pitié sur la foule, et surprend

Le flot montant et sourd des plaintes innombrables

Que personne n’écoute et que nul ne comprend.

 

Avant d’être un artiste, il convient d’être un homme.

Ouvre ton âme au peuple, au lieu de la fermer ;

Sois riche de tendresse, et de vers économe ;

Tout vers n’a qu’une excuse : apprendre à mieux aimer.

 

Ouvre ton âme à tous. Comme l’arbre en sa feuille

Pour en faire des fleurs reçoit les eaux du ciel,

Silencieusement tends ta coupe, et recueille

Les larmes des humains pour en faire ton miel.

 

Et berce nos douleurs, berce nos maladies

Aux rythmes de ton chant évangélique et beau,

L’embaumant dans les pleurs et dans les mélodies,

Ce grand siècle assombri qui descend au tombeau.

 

         31 décembre 1891.

 

 

Émile TROLLIET, La Vie silencieuse.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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