Caliban

 

 

Quand l’homme d’Albion que l’univers réclame,

Quand le barde eut créé d’un souffle de son âme

Le sylphe aux ailes d’or, le brillant Ariel,

Il voulut à la fois, par un contraste étrange,

Placer l’impur démon face à face avec l’ange,

                      Et l’enfer près du ciel.

 

Et tandis qu’avec l’aube Ariel, faible encore,

Cueillait au flanc des monts les larmes de l’aurore,

Le souverain poète abaissa son élan ;

Il plongea le regard dans cette fange humaine,

Et d’une main hardie il jeta sur la scène

                      L’horrible Caliban.

 

Caliban, qu’un instinct de brute et de sauvage

Ramène avec amour au plus vil esclavage ;

Qui flaire un lac fétide et s’y roule aussitôt ;

Caliban qui se plaint, qui hurle, qui se traîne,

Caliban, monstre informe, où ne survit qu’à peine

                      L’étincelle d’en haut.

 

Caliban, – c’est le siècle enivré de blasphème,

Dont le rire stupide atteint la vertu même,

Qui se vautre au soleil sans pensée et sans vœu ;

C’est le siècle à genoux vers quelque idole infâme,

Le siècle accoutumant ce qui lui reste d’âme

                      À renier son Dieu.

 

C’est le vice hideux dans sa vérité crue

Qui court tremper sa lèvre à l’égout de la rue,

Qui marche, renversant tout ce qu’on éleva ;

C’est l’homme dégradé que sa bassesse accable,

L’esprit devenu chair, l’emblème misérable

                      D’un monde qui s’en va.

 

Regardez. – Admirant son image grossière,

Il ne voit dans les cieux que nuit et que poussière,

Il jette aux plus grands noms l’anathème moqueur ;

Il s’acharne à flétrir de son impur langage

Ces chastes passions, trésor du premier âge,

                      Virginité du cœur.

 

Point d’âme qu’il n’abreuve et de fiel et d’absinthe ;

Il dépouille l’enfant de sa pureté sainte,

L’enfant même ! – La femme... il l’attaque à son tour ;

Se ruant sur ce cœur qui n’a d’égal que l’ange,

Il voudrait arracher jusqu’à son dernier lange

                      D’innocence et d’amour.

 

Oh ! qu’il soit un cœur pur, un de ces cœurs sans tache,

Sanctuaire sublime où la vertu se cache,

Comme un oiseau tremblant que poursuit l’aquilon ;

C’est là qu’il vient, c’est là qu’il darde un trait plus ferme,

Et c’est là qu’il épanche à pleines mains le germe

                      De la corruption.

 

Et quand il est vainqueur, quand il a vu sa proie

Abandonner le seuil de la céleste voie,

Un cri rauque et joyeux s’échappe de son sein ;

Et l’âme la plus faite à ses chants de blasphème

Écourte avec terreur ce cri qui n’a pas même

                      Quelque chose d’humain.

 

C’est en vain qu’il revoit chaque jour ce grand livre,

La nature, où Dieu parle et nous enseigne à vivre,

Son imbécile orgueil le repousse à l’instant :

Car du livre profond dont la hauteur l’effraie,

Les seuls mots qu’il ait lus, les seuls mots qu’il bégaie

                      Sont : « Matière et néant. »

 

L’aspect du bien le lasse : il étendra sa serre

Sur tout ce qu’on admire et tout ce qu’on vénère ;

Que le temple s’écroule, il voudra plus encor.

Son triomphe est de voir la vertu flagellée,

Orpheline qu’on heurte et qui tombe foulée

                      Par le vice aux pieds d’or.

 

Ne parlez pas de ciel, de gloire, de génie ;

Il s’adore lui seul dans sa force infinie,

Le reste ne vaut pas qu’on lui consacre un vœu.

Regardez ce qu’il montre, écoutez ce qu’il nomme,

Et vous verrez partout l’homme en face de l’homme,

                      À la fois prêtre et Dieu.

 

À la fois prêtre et Dieu, – car cette foule oisive,

Ce peuple entier qu’il mord de sa dent corrosive,

L’entoure et le salue avec un fol élan :

Courage, hurle-t-elle à ce despote immonde,

Ton génie est si haut qu’il écrase le monde ;

                      Courage, ô Caliban.

 

Et Caliban sourit, et Caliban se roule,

Dans sa joie insensée, au travers de la foule ;

Il est fier, il se dresse, il répond : Me voilà !

Et l’orgueil fait bondir le stupide colosse.

– Il ne s’aperçoit pas qu’il danse sur sa fosse,

                      Et que Satan est là !

 

Oh ! dans ces jours de crise où l’âme n’a plus d’ailes,

Qu’on ne s’étonne pas si dans les cœurs fidèles

Le plus brillant espoir s’éteint comme un flambeau ;

Si l’on prend en pitié les choses de la vie,

Et si l’on ne voit plus qu’avec un œil d’envie

                      La pierre du tombeau !

 

 

 

Édouard TURQUETY.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

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