Sur un air de Bach
À vous, mon amie.
À tant d’autres.
Ô les Maisons tombant tels des châteaux de cartes !
Les seuils, les corridors, les humbles souvenirs !
Et la façon qu’ils ont, soudain, de retenir
En cet instant précis où il faut qu’on en parte !
Ô la Terre où sans fin s’est empreint le lacis
De nos courses d’enfant et de nos longues routes !
Ô la chambre, la table où nous fûmes assis
Avec nos cœurs ployants de soleil ou de doutes !
Ô l’accueil, ô l’abri, ô l’asile des murs
Dans la brusque douceur de fermer une porte
Et de se retrouver avec un cœur plus sûr !
Et la vie au dehors, fugace, déjà morte !
Ô Jardin, ô les fruits soleilleux du verger !
L’abeille dans la fleur et la fleur sur la branche !
Ô Maison de toujours, et maison du dimanche,
Petite arche sereine au milieu du danger,
Tout a péri, tout a sombré dans la tempête,
Et des ans de labeur n’ont pas su retenir
La maison du travail et celle de la fête
Éboulée à jamais au seuil du souvenir.
⁂
Puisque l’oiseau blessé gémit
Puisque sa voix dolente appelle
Et qu’à l’entendre ainsi, l’ami
Sent faiblir son cœur et chancelle,
Puisqu’en ce monde où tout finit
Si peu de choses sont réelles
À part la branche, à part le nid
Où l’on peut replier son aile,
Puisque l’oiseau s’apaise au seul son de sa voix,
Puisque plaindre son mal guérit la tourterelle,
Puisque vous avez mal et que vous avez froid,
J’évoquerai pour vous la maison d’autrefois.
⁂
Nous pousserons la porte brune
En face des grands marronniers,
Quand, polis comme un clair de lune,
Claquaient les marrons à nos pieds.
Les hymnes de la proche église,
Tout mêlés d’encens cultuels,
Porteront longtemps dans la brise
Les derniers accords rituels,
Nous pénétrerons à l’office
Où l’ordre le plus délicat
Présidait toujours au service
De la réserve et des repas ;
Nous ouvrirons la salle basse
Où souvent l’hospitalité
Réconfortait une âme lasse
Au feu clair de votre bonté ;
Vers le soir, nous irons ensemble
Par le large escalier luisant,
À l’étage qui nous rassemble
Dans la paix du jour finissant.
Dans la bibliothèque vaste,
Aux longs rideaux silencieux
Les dos des livres sont d’un faste
Austère et révérencieux.
De part et d’autre sont les chambres,
– Des rires jeunes vont fusant –
Quand la lampe allume son ambre,
Près d’elle un bouquet reposant
Lance le jeu des souples tiges
Et suspend du silence autour.
Le soir est un chant que dirige
La mesure de votre amour.
Ample nuit... Son souffle dévale
Sur le parc où l’automne dort.
On entend résonner les dalles
De quelque lointain corridor.
Chacun alors ferme sa porte
Sur sa pensée et sur le jour –
Furtif univers qu’on emporte
Avec soi, sans cesse, toujours –
⁂
« Mon Dieu, laissez ! je sais la place !
Je sais la serre et le verger.
On y verrait encor ma trace
Car, sans doute, rien n’a changé.
Je reconnaîtrai bien la terre.
Nous avions un pacte secret.
Le vieux clocher du presbytère
Ne doit s’y pencher qu’à regret.
Voyez, sinueux de verdure,
Ces chemins que je connais bien,
Les seuls chemins à la mesure
De mon long pas quotidien.
Chaque porte s’ouvre sans peine,
Chaque chose tout bas me veut,
Laissez que j’aille, à perdre haleine,
Un vieux feutre sur mes cheveux.
Je sais bien qu’il faut sur les claies
Visiter les fruits qui sont mûrs,
Élaguer la branche des haies,
Serrer la récolte en lieux sûrs.
Mes mains en ont tant l’habitude
Que je ne m’en lasserai pas ;
D’ailleurs j’aime la servitude
De l’ample fatigue à mes bras.
J’aime les branches irréelles
Étincelantes de vos dons
Où se fendent les mirabelles
Toutes gluantes de bourdons.
Laissez que tout encor demeure
Et glisse au rythme des saisons !
Pour me reposer tout à l’heure
N’ai-je pas toute la maison ?
Les chambres, les hautes armoires.
Sont ruisselantes des trésors
Que j’entretenais pour la gloire
Unique et droite de l’effort.
Quand ils étaient miens – ô Mystère –
Souvent, d’un cœur indifférent,
M’y sentant par trop solitaire,
J’ai dit : « Mon Dieu, si Tu veux, prends !... »
Mais c’était par jeu, par caprice,
Vous savez qu’au-delà des mots
Notre cœur, en ses sacrifices,
Distingue mal le bien des maux.
Ah ! ma douleur trouve une trêve !
Vous ne pouviez pas m’accabler
C’était sans doute un mauvais rêve
Un vain effort de me troubler.
Vous savez ce qu’est une prune
Cueillie à même le prunier,
Ce qu’est une poire, rien qu’une,
Posée au-dessus du panier,
Ce qu’est une rose, une nèfle
Une framboise de velours,
Et même une feuille de trèfle
Au duvet d’argent tout autour,
Vous savez – et mon cœur se brise –
Ce qu’est un lit pour des enfants !
Le pli des habitudes prises
Quand désormais tout les défend.
Vous savez, mieux que personne
Que si, d’un cœur vif et ardent,
Je donne bien ce que je donne,
Je donne mal ce qu’on me prend ! »
⁂
– Mon enfant, la plupart des hommes
Marchent en vain par l’univers.
À tous, il faut la mort en somme
Pour que leurs regards soient ouverts.
Les rivages qu’ils appréhendent
Sont cependant si purs, si clairs,
Que leurs traits crispés se détendent
Et la paix descend sur leur chair.
Or, toi, sur la terre penchée,
Combien de fois, parmi les fleurs,
Ne t’es-tu sentie arrachée
Au monde merveilleux d’ailleurs ?
Tout vivait dans ta solitude :
Un silence... un deuil... un regard...
Tout pour toi devenait prélude
Rien jamais ne te fut hasard.
Fallait-il donc que, si vivace,
Un peu de terre ait su capter
La paix d’un cœur de peu de place
Où Je voulais seul habiter ?
Vois, quand Je prodigue, J’enlève !
– Le bon doit devenir meilleur –
Enfant, si j’ai brisé ton rêve
C’était pour l’achever ailleurs.
Désormais que toute la terre
Soit ton héritage, ton bien !
Que ton âme – libre et légère –
Se dégage de tout lien,
Car ayant sondé ton courage
Voici la plus belle saison
Où la mort n’étant qu’un passage
Tu rentreras à « La Maison » !
Geneviève USAIRE, Au jardin de Peau d’Âne, 1945.