Sur nos tombes d’enfant

 

 

                               À Éric T. mort, le 17 juin 1940, au champ d’honneur,

                               À Jean-Claude, Hélène, tant d’autres...

                               À toi Violaine, mon enfant.

 

 

Ô mes amis, quand le doux petit être

S’en vint frapper comme un bourgeon à la fenêtre,

 

Qu’il était doux d’aller et de courir

Pour désormais le voir s’épanouir !

 

Nous le suivions à tous les âges que Dieu donne.

Sa main qui prend, et son cœur qui s’étonne,

 

Son cœur impatient de vivre et de souffrir

Impatient de tout, hélas, sauf de mourir !...

 

                                               ⁂

 

Nous étions bien d’accord qu’il serait imparfait

Puisqu’il était à nous et que nous l’avions fait,

 

Nous étions bien d’accord qu’il nous faudrait lutter

Pour qu’il ne heurte pas où nous avions buté.

 

Pour que tout notre amour apaise son effroi,

Nous étions bien d’accord qu’il ait faim, qu’il ait froid,

 

Oui nous étions d’accord qu’il ait ici, en somme,

Mêlés, heur et malheur, tout le destin d’un homme.

 

Mais nous ne savions pas, mais nous ne pensions pas

Qu’il nous précéderait quand il irait là-bas ;

 

Mais nous ne savions pas, mais nous ne pensions pas

Qu’un enfant ce serait ce trou entre nos bras !

 

Car nous ne savions pas et nous ne pensions pas

Que la vie en définitive ce soit ça !

 

                                               ⁂

 

Nous n’admettrons jamais que la traître gelée

Vienne frire et bouillir la ramure étoilée,

 

Nous n’admettrons jamais que le panier de prunes

Laisse tomber sa prune et ne serait-ce qu’une,

 

Nous n’admettrons jamais que le beau panier d’œufs

Ait le plus beau d’entre eux fêlé juste au milieu,

 

Nous n’admettrons jamais qu’au soir de la moisson

Cent nuages d’horreur crèvent sur l’horizon,

 

Nous n’admettrons jamais que l’oiseau dans son nid

Soit surpris par la martre et après c’est fini

 

Nous n’admettrons pas plus qu’un calme fossoyeur

Vienne emporter de nous l’ultime et le meilleur ;

 

Nous n’admettrons jamais que la lampe amicale

S’éteigne, nous plongeant dans la nuit sépulcrale,

 

Nous n’admettrons jamais que le beau monument

Voie son drapeau tombé juste au dernier moment,

 

Nous n’admettrons jamais que le livre entamé

Avant que d’être lu puisse être refermé,

 

Nous n’admettrons jamais que le plus beau vitrail

Révèle une fissure au milieu du travail,

 

Nous n’admettrons pas plus, Dieu juste, Dieu vainqueur,

Que notre espoir se brise et nous brise le cœur.

 

                                               ⁂

 

Quand certains sont venus dire en un beau langage

Que, se plier au sort, c’était plus être sage,

 

Ils montraient, de leur doigt, de telles déités

Que nous aurions voulu marcher à leur clarté !

 

Puisque le doux chemin devenait impossible,

Nous avons pris le roc, seul encore accessible,

 

Nous meurtrissant les mains et blessant nos genoux,

Nous nous sommes hissés jusqu’au-delà de nous,

 

Mais aveuglés de pleurs et plus morts que debout,

Nous doutons quelquefois d’arriver jusqu’au bout,

 

Car ce que nous faisons est toujours à refaire,

Le travail de longs jours un seul sait le défaire,

 

Et sur le lourd chemin où nos tristesses vont

Nous disons « non ! Seigneur !... car nous ne le pouvons !... »

 

                                               ⁂

 

Non, car nous n’aimons pas la tragique Sagesse

Acquise par nos pleurs et sur cette détresse,

 

Nous n’aimons pas non plus ce grand détachement

Acquis par cette voie et cet arrachement,

 

Nous n’aimons pas non plus l’insolite altitude

Acquise par le deuil et par la solitude,

 

Nous aimons mieux la vie et ses épanchements

Et ses bras refermés et ses embrassements,

 

Nous n’aimons pas non plus avant l’heure l’Absence

Et son obsession jusqu’en notre silence,

 

Nous n’aimons pas non plus l’anticipé départ

Qui nous laisse incertains poursuivre par hasard,

 

Nous n’aimons pas non plus l’effort laborieux

De notre corps trop jeune avec nos cœurs de vieux,

 

Nous n’aimons plus l’Avril ni ce soleil vermeil

Au monde d’autrefois où plus rien n’est pareil,

 

Et si nous le disons, ce n’est pas qu’emportée

Notre âme soit brûlée au feu de Prométhée,

 

Nous ne demandons pas d’être pareils à Vous

Puisqu’être Votre enfant pourrait être si doux,

 

Nous savons bien qu’il faut nous voyons bien qu’il faut

Pour le fruit une main et pour l’herbe une faux,

 

Nous ne gémissons pas de voir en nous le terme

Et la loi de la vie et le cycle du germe,

 

Nous ne demandons pas que s’exaltent toujours

Nos infirmes espoirs, nos débiles amours,

 

Nous ne demandons pas du succulent automne

Qu’il retienne à jamais le beau fruit qu’il nous donne,

 

Et que les prés mûris, et que les blés penchés

Quand le temps est venu ne soient jamais fauchés,

 

Nous voulons seulement ô Père de l’usure

Pour les jours mesurés, avoir bonne mesure,

 

Nous voulons seulement le jour avant la nuit

Et pour chaque saison la corolle et le fruit,

 

Nous voulons seulement la coque avec l’amande,

Et la main bien tendue avec toute l’offrande,

 

Nous voulons seulement le fidèle contrat,

Où la clause est certaine, où chacun signera.

 

Nous voulons seulement o rêve d’harmonie

Connaître un beau départ qu’aucun ciel ne renie.

 

Nous voulons seulement que le petit enfant

Parte quand il faudra, Seigneur, mais nous avant !

 

                                               ⁂

 

Et si nous le voulons si l’exige notre âme

C’est que notre Justice intime le réclame !

 

C’est que notre ferveur et que notre candeur

Ne peuvent plus céler ce cri profond du cœur !

 

C’est que nous vous disons non pas « Maître » mais « Père »

Car vous connaissez tout de la Douleur austère,

 

Et puisque vous savez – Épargnez-nous, Seigneur,

Ô Père de Douleur la plus grande Douleur !

 

 

Geneviève USAIRE, Au jardin de Peau d’Âne, 1945.

 

 

 

 

 

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