Les larmes d’Ahasvérus

 

 

Comme dans un sépulcre enfermé dans la vie,

Au fond de leurs tombeaux, les morts je les envie ;

Car ils ont le repos, du moins, que je n’ai pas.

La terre incessamment s’allonge sous mes pas.

Les lions de l’Atlas et les tigres des jongles

Refusent d’entamer ma chair avec leurs ongles.

L’hyène à mon aspect recule avec effroi.

Les flammes des volcans ne veulent pas de moi.

Les déserts africains n’ont pas assez de sables,

Ni, dans ses bassins verts, gouffres inépuisables,

La mer assez de flots pour me faire un linceul.

De pays en pays, je marche triste et seul,

Moi qui n’ai plus, hélas ! de toit ni de famille,

Et que n’accueillent plus, l’été, sous la charmille.

Ou, l’hiver, à côté du foyer babillard,

Le baiser d’un enfant ni la main d’un vieillard.

C’est en vain que je frappe aux portes de la tombe,

Voulant dormir, pareil à tout mortel qui tombe,

Dormir, dormir enfin, de ce sommeil profond,

Que les chevets glacés du sépulcre nous font.

Mais il faut que je marche, hélas ! et que je vive,

Car, bien que le Seigneur, de ses sources d’eau vive

Ait ouvert à ma soif le généreux trésor,

La révolte parfois dans mon âme entre encor.

L’ouragan dans mon cœur, l’ouragan dans ma tête,

Je suis comme un oiseau qu’emporte la tempête.

L’Himalaya, sublime escalier de l’azur,

Où l’aigle voyageur trouve un asile sûr,

Que de fois, ô mon Dieu, dans ses brises neigeuses,

Il m’a vu rafraîchir mes tempes orageuses !

Dans les eaux de ses lacs, tout frémissants d’horreur,

Que de fois, ô mon Dieu, j’ai miré ma terreur

Jusqu’à l’heure où la nuit, vers l’Orient plus sombre,

Roulait dans les ravins ses avalanches d’ombre,

Et que les astres d’or s’allumaient dans les cieux,

Afin que l’infini me vît de tous ses yeux !

Je donne des frissons à toute âme vivante.

Je suis le condamné sinistre, l’épouvante,

Le spectre de la vie et l’ombre de la mort,

L’éternité du crime et celle du remord.

Mon nom, l’aigle des pics le redit à l’espace.

Les chiens avec effroi le hurlent quand je passe ;

Et, me voyant venir de loin, la mère dit :

« Silence, mes enfants : voilà l’homme maudit ! »

À mes pieds fatigués toute porte se ferme.

Et l’avenir encor, qui sait ce qu’il renferme

D’angoisse, de souffrance et d’épreuves enfin.

Mystérieux anneaux de ma chaîne sans fin ?

 

Ô Seigneur, qui savez le nombre des étoiles,

Perles d’or dont la nuit brode ses sombres voiles,

Et comptez chaque jour dans leurs gouffres béants

Les sables des déserts, les flots des océans,

Vous savez tous les pleurs sortis de mes paupières ;

Vous avez entendu mes cris et mes prières,

Vu les froides sueurs de mon front ruisseler

Et senti sous vos mains tous mes membres trembler.

Seigneur, j’ai tour à tour visité tous vos temples,

De tous vos confesseurs médité les exemples,

Interrogé vos saints dans les déserts discrets

Où leur esprit entend votre voix de plus près.

Dans toutes les douleurs j’ai marqué mes étapes.

Les catacombes m’ont admis à leurs agapes,

Et souvent, dans le cirque où tombaient vos martyrs,

J’ai prosterné devant la mort mes repentirs.

Mais elle ne veut pas se faire ma complice.

Le glaive à mes remords refuse le supplice.

Les haches des bourreaux, les tenailles de fer,

Comme sur du granit, s’émoussent sur ma chair.

Les bûchers flamboyants s’éteignent quand j’y touche.

Le plomb fondu se change en glace dans ma bouche ;

Et voici les lions, à ma vue effrayés,

Comme des chiens soumis se coucher à mes pieds.

Quand aurez-vous pitié de votre créature ?

Oh ! laissez-moi rentrer du moins dans la nature ;

Et, mesurant le crime, ô Dieu juste, au remord,

Laissez tomber sur moi le pardon de la mort !

 

 

 

André VAN HASSELT.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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