La neige

 

BALLADE

 

 

QU’IL est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,

            Des histoires du temps passé,

            Quand les branches d’arbre sont noires,

Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé ;

Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,

Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher

L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,

Comme la girouette au bout du long clocher.

 

Ils sont petits et seuls ces deux pieds dans la neige.

Derrière les vitraux dont l’azur le protège,

Le roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir,

Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.

 

De cheveux longs et gris son front brun s’environne,

Et porte en se ridant le fer de la couronne ;

Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours

L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours.

 

Avidement courbé, sur le sombre vitrage

Ses soupirs inquiets impriment un nuage.

Contre un marbre frappé d’un pied appesanti,

Sa sandale romaine a vingt fois retenti.

 

Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ?

Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ?

C’est le page Éginard, qu’à ses genoux le jour

Surprit ne dormant pas dans la secrète tour.

 

Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire,

Doucement son baiser suit une tresse noire,

Et la joue inclinée, et ce dos où les lis

De l’hermine entourés sont plus blancs que les plis.

 

Il retient dan son cœur une craintive haleine,

Et de sa dame ainsi pense alléger la peine,

Et gémit de son poids, et plaint ces faibles pieds

Qui dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés.

 

Lorsque arrêtée Emma vante sa marche sûre,

Lève un front caressant, sourit et le rassure,

D’u baiser mutuel implore le secours,

Puis repart chancelant et traverse les cours.

 

Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes,

Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ;

Éginard, échappent à ses jeunes liens,

Descend des bras d’Emma qui tombe dans les siens.

 

Un grand trône, ombragé des drapeaux d’Allemagne,

De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.

Les douze pairs debout sur ses larges degrés

Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés.

 

Tous posent un bras fort sur une longue épée,

Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ;

Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus,

La gothique devise autour des rois vaincus.

 

Sous les triples piliers des colonnes moresques

En cercle sont placés des soldats gigantesques,

Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs,

Laisse à peine entrevoir, les yeux étincelants.

 

Tous deux, joignant les mains, à genoux sur la pierre,

L’un pour l’autre en leur cœur cherchant une prière,

Les beaux enfants tremblaient en abaissant leur front,

Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront.

 

D’un silence glacé régnait la paix profonde.

Bénissant en secret sa chevelure blonde,

Avec un lent effort, sous ce voile, Éginard

Tente vers sa maîtresse un oblique regard.

 

Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête,

Et pleurante elle attend l’orage qui s’apprête ;

Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux

À travers ses beaux doigts un jour audacieux.

 

L’empereur souriait en versant une larme

Qui donnait à ses traits une ineffable charme ;

Il appela Turpin, l’évêque du palais,

Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les.

 

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,

            Des histoires du temps passé,

            Quand les branches d’arbre sont noires,

Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé.

 

 

M. le comte Alfred de VIGNY.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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